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Rwanda : la condamnation de Victoire Ingabire, ou la réconciliation nationale selon Kigali

Rwanda : la condamnation de Victoire Ingabire, ou la réconciliation nationale selon Kigali

Article soumis pour publication par Serge Dupuis, chercheur spécialisé dans l’Afrique des Grands Lacs.

Paru le 16 avril 2013 dans la Newsletter de la Fondation Jean-Jaurès.

Au mois d’octobre dernier, Victoire Ingabire, présidente hutue des FDU-Inkingi (FDU = Forces démocratiques unifiées), parti d’opposition rwandais en exil, était condamnée à huit ans de prison par la Haute Cour de Kigali pour « conspiration contre les autorités par le terrorisme et la guerre » et négation du génocide des Rwandais tutsis du printemps 1994.
Victoire IngabireAu moment de cette condamnation, Victoire Ingabire était détenue depuis deux ans dans les prisons rwandaises, après avoir été arrêtée au mois d’octobre 2010 par les services de sécurité. Rentrée au Rwanda le 16 janvier, après dix-sept ans d’exil aux Pays-Bas, elle avait pour objectif, lors de son retour, de se porter candidate contre le président Paul Kagame à l’élection présidentielle prévue pour le mois d’août suivant. Projet qui allait trouver sur sa route le régime rwandais.  A partir de cet instant, tout fut mis en œuvre non seulement pour empêcher cette candidature mais également pour éliminer la candidate du champ politique rwandais. Refus de l’enregistrement des FDU-Inkingi en vue de l’élection, convocations répétées auprès des services de police, campagne médiatique agressive, menaces physiques,  passage à tabac de son assistant, rien ne lui fut dans un premier temps épargné des pratiques relevant du harcèlement et de l’intimidation, jusque donc l’incarcération. Puis, dans un second temps, les autorités organisèrent à son intention un procès qui aura été marqué par son caractère à la fois politique et inéquitable.
De fait, le dossier Victoire Ingabire est emblématique de la nature profonde du régime rwandais. La petite élite de dignitaires tutsis, hauts responsables politiques et militaires associés à quelques affairistes, qui, gravitant autour du président Kagame, monopolise le pouvoir politique et économique au Rwanda, convaincue qu’elle est d’être seule à pouvoir guider la population rwandaise vers une société prospère et unie mais également profondément soucieuse de promouvoir ses intérêts propres, appuie en effet sa dictature sur plusieurs instruments. Nous laisserons ici de côté le parti-Etat qu’est le Front patriotique rwandais (FPR), de même que le contrôle de l’armée et des services de sécurité, pour nous intéresser, à la lumière de l’exemplaire affaire Ingabire, d’une part et principalement à la mystification que représente la lutte contre l’ « idéologie du génocide » et le négationnisme et  pour l’éradication des antagonismes ‘ethniques’, d’autre part à l’instrumentalisation du système judiciaire national à des fins politiques.
En ce qui concerne le premier point, les autorités rwandaises, depuis leur accession au pouvoir en 1994, n’ont cessé de proclamer leur volonté d’œuvrer à la réconciliation nationale, cela dans le but de construire une identité rwandaise unifiée, « un Rwanda pour tous les Rwandais ». Afin qu’une tragédie telle que le génocide de 1994 ne puisse se reproduire au Rwanda, assurent-elles, rien –aucun écrit, aucun discours, aucune action, aucun comportement – ne doit être toléré, dans l’espace public national, qui relève de l’idéologie qui le rendit possible, qui nie sa réalité, ou qui  suscite des antagonismes, des divisions, au sein de la population. S’agissant de ce dernier point en particulier, l’idée, à l’origine, était que la culture et les réflexes ‘ethniques’ – à juste titre désignés comme l’outil privilégié des génocidaires de 1994 en matière de manipulation des masses  –  pesaient encore beaucoup dans la société rwandaise et qu’il était impératif de faire obstacle à tout ce qui était susceptible de susciter leur manifestation. Le régime rwandais s’est dès lors doté d’un arsenal législatif censé  lui permettre d’empêcher un retour de la violence en le mettant en capacité de sanctionner toute incitation à la discrimination et à la haine’ ethnique’, en même temps que toute tentative de nier, minimiser ou banaliser le génocide. L’article 13 de la Constitution de juin 2003 stipule ainsi que « le révisionnisme, le négationnisme et la banalisation du génocide » sont punis par la loi. De même, deux lois, l’une visant le « divisionnisme », l’autre l’ « idéologie du génocide », promulguées en 2002 et 2008, prévoient de lourdes peines à l’encontre de ceux qui les enfreignent.
Or, la définition juridique de ces « crimes » est tellement vague, imprécise, voire ambigüe, qu’elle permet à l’Etat rwandais de criminaliser abusivement tout propos, discours, écrit ou acte politique faisant référence aux composantes hutu ou tutsi de la population, livrant une version de l’histoire rwandaise différente de la version officielle, estampillée FPR, et, plus largement, critiquant le gouvernement et ses politiques présentes ou passées. Recourant à une instrumentalisation du génocide dont le régime rwandais est familier, la loi a en fait là pour fonction à la fois de permettre et de légitimer le pouvoir exclusif de ce dernier. Elle constitue en effet un redoutable outil de contrôle et de répression politiques, que le gouvernement rwandais utilise pour neutraliser et réduire au silence toute opposition en formulant contre ses représentants des accusations dont l’apparence vertueuse dissimule mal la nature profondément politique. De fait, toute critique de l’action gouvernementale tombe sous le coup de la législation anti-génocidaire, en particulier de l’accusation de viser à la division de la communauté nationale. Ceci garantit naturellement la fermeture de l’espace politique rwandais. Outre l’absence, au Rwanda, d’une société civile autonome et d’une presse indépendante, il n’y existe ainsi pas d’opposition interne à même de remplir un rôle démocratique. A l’exception d’un seul, que le gouvernement ne cesse de tenter d’affaiblir en fomentant des scissions en son sein, les partis d’opposition restent non-autorisés et empêchés de participer aux élections. A l’image de Victoire Ingabire, leurs responsables sont soumis à un harcèlement permanent et à l’emprisonnement quand il s’agit du chef de file. Par ailleurs, sous prétexte d’établir  dans le court terme un compromis entre une authentique démocratie, dont il affirme que l’instauration précoce constituerait un danger pour une population qui a récemment vécu un génocide, et l’impératif de réconciliation nationale, le FPR a mis en place autour de lui un cartel de partis avec lesquels il est censé partager le pouvoir mais qui fonctionnent dans une totale sujétion à sa domination, des partis-satellites donc, qui soutiennent le régime et lui fournissent, au moment des élections, des candidats factices censés crédibiliser l’exercice. Une démocratie de façade – en lieu et place, par exemple, d’un système qui organiserait un espace démocratique selon des lignes non-communautaires –,  qui illustre le refus du fonctionnement même d’une société démocratique et la volonté du FPR d’exercer seul la totalité du pouvoir au bénéfice de l’idéologie et des intérêts de la petite élite tutsi qui le contrôle.
Que le procès de Victoire Ingabire ait été un procès politique apparaît clairement lorsque l’on examine les chefs d’accusation initiaux et ceux retenus par la Haute Cour pour rendre son verdict. L’on y trouve comme il se doit une dominante ‘génocidaire’ – propagation de l’idéologie du génocide, divisionnisme, négationnisme – et une thématique terroriste – « conspiration contre les autorités par le terrorisme et la guerre ». S’agissant de cette dernière thématique, il convient d’observer qu’en raison du peu de crédibilité qui s’attache à des accusations telles que « propagation de l’idéologie du génocide » et « divisionnisme » au regard du droit international, le gouvernement rwandais a pris l’habitude de tenter de les légitimer, lorsqu’il souhaite s’en prendre à un opposant, en les associant à celle d’entreprise terroriste portant atteinte à la sûreté de l’Etat. Victoire Ingabire était ainsi accusée d’avoir collaboré, dans le cadre de la création d’une organisation terroriste visant à contraindre les autorités rwandaises à la négociation par la violence armée, avec les rebelles hutus des Forces démocratiques pour la libération du Rwanda (FDLR), organisation basée dans les deux Kivu, responsable de nombreux crimes contre l’humanité et contenant dans ses rangs d’anciens membres des milices et de l’armée génocidaires. La veille du verdict, un proche conseiller du président rwandais, Tom Ndahiro, qualifiait à cet égard Mme Ingabire – en référence à ses liens présumés avec les FDLR – de « gardienne de l’extrémisme hutu » et « chef de file mondial des génocidaires les plus radicaux ».
Il est intéressant tout d’abord d’observer que les accusations liées au thème du génocide se complétaient de celle de « propagation de rumeurs » visant à inciter la population à se soulever contre l’Etat. C’est en effet bien pour son opposition au gouvernement de Paul Kagame et pour les critiques qu’elle avait publiquement exprimées depuis son retour au Rwanda à l’encontre des politiques menées – dénonciation d’un « régime de terreur » générateur d’une « peur chronique », appel à « l’instauration d’un processus démocratique » et d’un Etat de droit, stigmatisation de l’ « l’instrumentalisation du génocide », de «  l’échec de la politique de réconciliation » et de « la famine criante dans les campagnes » – que Victoire Ingabire risquait une peine de prison à perpétuité, peine requise par le Parquet rwandais. Et ce sont bien ces motivations politiques que les accusations se référant au génocide avaient pour fonction de cacher. Il suffit d’examiner à la lumière de ces dernières les déclarations d’Ingabire, notamment – mais pas seulement – le jour de son retour au Rwanda, le 16 janvier, et dans sa « Lettre aux Rwandais » du 3 mai, pour se convaincre de la faiblesse de telles charges et comprendre qu’elles constituent une pure et simple falsification de la réalité. Le point essentiel à souligner à cet égard est qu’elle reconnait explicitement dans ces déclarations, en son nom et au nom de son parti, « qu’en 1994 il y a eu au Rwanda un génocide contre les Tutsis ». Son premier geste politique, le jour de son arrivée à Kigali, sera de déposer une gerbe de fleurs au mémorial consacré à la tragédie, à Gisozi. Et cette reconnaissance du génocide et de l’identité de ses victimes est sans ambigüité. Lorsqu’en effet elle évoque les victimes hutues du conflit rwandais des années 1990 – plusieurs centaines de milliers de civils, parmi lesquels un grand nombre d’enfants, de femmes et de vieillards, massacrés par l’armée du FPR au Rwanda et au Congo-Zaïre -, Victoire Ingabire, à la différence de beaucoup dans la mouvance pro-hutu,  ne dénonce pas un « autre génocide », ce qui reviendrait à banaliser, en quelque sorte à annuler, le génocide des Tutsis, mais utilise le terme de « massacres ». Lorsque par ailleurs elle définit le génocide comme « le fruit de la manipulation de la question ethnique à des fins politiques par une oligarchie », elle met clairement en cause les extrémistes hutus qui le perpétrèrent, extrémistes dont elle demande que pas un seul d’entre eux n’échappe à la justice. Cependant, elle affirme avec force – brisant ainsi l’interdit imposé par le gouvernement concernant l’évocation publique des composantes communautaires de la nation rwandaise, en même temps que le mythe d’un FPR sans tache et sans reproche – qu’il ne saurait y avoir de possible et authentique réconciliation du peuple rwandais avec lui-même sans que la souffrance de « toutes les victimes » ne soit reconnue. C’est-à-dire sans que justice ne soit rendue aux victimes hutues de la guerre civile et que donc les « Tutsis qui ont tué des Hutus » ne soient également jugés. C’est un tel discours qu’il convient d’avoir à l’esprit lorsque l’on souhaite prendre la mesure des motivations politiques qui sont au fondement du procès de Victoire Ingabire. Car c’est ce discours qui lui vaudra dans un premier temps d’être décrite dans la presse gouvernementale comme une « descendante des nazis », missionnaire de la haine ethnique et tenante de la thèse du « double génocide », puis d’être accusée de « propagation de l’idéologie du génocide » et de « divisionnisme », pour finir par être condamnée pour « négationnisme ».
Le gouvernement rwandais et ses relais à l’intérieur et à l’extérieur du Rwanda ne se sont pas fait faute de mettre en exergue la « clémence » du jugement rendu à l’encontre de la présidente des FDU-Inkingi – huit ans d’emprisonnement alors qu’une peine de perpétuité était requise. Il ne faut en réalité pas s’y tromper. L’acquittement relatif aux charges portant sur l’idéologie du génocide et le divisionnisme s’explique pour beaucoup à la fois par l’extrême faiblesse de ces dernières et par la pression internationale pesant sur le régime rwandais, tout particulièrement dans le contexte de fort soupçon de la création par celui-ci d’une rébellion particulièrement déstabilisatrice à l’Est de la République démocratique du Congo. Après tout, les chefs de négationnisme et de participation à une entreprise terroriste et quelques années de prison étaient bien suffisants pour atteindre à moindres frais politico-diplomatiques l’objectif recherché, à savoir la neutralisation de l’opposante politique.
Cette prétendue clémence (à l’égard d’une personne innocente des faits qui lui sont reprochés !), le camp pro-gouvernemental en a notamment donné une explication qui, cette fois, met en lumière la faiblesse du second chef d’accusation finalement retenu – « conspiration contre les autorités par le terrorisme et la guerre » -, ainsi que son utilité pour masquer les véritables motivations politiques du procès. Le crime concerné, a-t-il été avancé, n’en était qu’à sa phase préparatoire. Et pour cause ! Il n’existe aucune trace d’une organisation terroriste qui aurait été créée par les FDLR avec la participation de Victoire Ingabire, aucune indication non plus quant à sa chaîne de commandement ou son territoire opérationnel, sans parler de ses effectifs. Il n’existe même pas de preuve  tangible d’un projet de création d’une telle organisation. L’accusation et le jugement rendu sont principalement fondés sur le témoignage de quatre anciens membres des FDLR, co-accusés de l’opposante, qui ont tous plaidé coupable des charges d’appartenance à un mouvement terroriste et de création d’un groupe armé, tout en faisant état de l’implication d’Ingabire à leur côté . Or, il s’est avéré, sans que cela n’émeuve la Cour, que deux au moins d’entre eux avaient été détenus un certain temps, en amont du procès, par le service de renseignement militaire rwandais au camp Kami, en périphérie de Kigali, camp militaire récemment désigné par Amnesty International comme l’un des lieux illégaux de détention de civils par l’armée rwandaise sous un régime d’actes de torture et de mauvais traitements. L’organisation de défense des droits de l’homme a de plus recueilli des informations selon lesquelles d’autres personnes détenues dans ce camp auraient été soumises à d’ « intenses pressions » afin qu’elles incriminent Victoire Ingabire. Enfin, un témoin cité par la défense, ancien porte-parole des FDLR un temps détenu au camp Kami en compagnie d’un des co-accusés, principal témoin de l’accusation, a affirmé que celui-ci lui aurait confié avoir été incité à incriminer l’opposante politique, ajoutant ne la connaître en aucune manière. Il aurait également tenté de recruter ce témoin de la défense dans la perspective de monter un faux dossier d’accusation contre elle. On comprend dès lors que, devant la nature peu convaincante des éléments de preuve apportés par l’accusation, celle-ci et le camp pro-gouvernemental aient jugé utile de remonter à la période des camps de réfugiés du Zaïre de l’après-génocide, période de chaos où les opposants – génocidaires ou pas – au nouveau régime rwandais tentaient de s’organiser politiquement, pour évoquer les liens passés de Victoire Ingabire avec une formation politique dont seraient plus tard issues les FDLR. Sans du reste, là encore, apporter de preuve probante de l’adhésion de l’opposante aux  thèses et objectifs radicaux des futurs rebelles.
Ici de nouveau, il convient en outre de confronter ce dont Victoire Ingabire est sur  ce point accusée – tentative de contraindre le gouvernement à la négociation par le terrorisme et la violence armée – avec ses déclarations et intentions affichées. Le sentiment que suscite le témoignage de ses co-accusés s’en trouve vivement conforté.  De fait, l’ensemble de son discours, qu’il soit écrit ou oral, est un appel constant et sans équivoque à un changement politique pacifique au Rwanda, un changement respectueux de la légalité, en particulier électorale, de même qu’une quête de la réconciliation entre Rwandais. Lors de son retour au Rwanda, elle adresse ainsi à ses concitoyens un message empreint de son refus de la violence et de son aspiration à l’unité : « Je rentre pour mener un combat pacifique. Je ne suis pas accompagnée d’une armée. Nous n’avons pas besoin d’une autre guerre et nous condamnerons quiconque voudra nous replonger dans la guerre. Nous ne vous engagerons pas dans des meetings qui risquent de déboucher sur des affrontements. » Ou encore : « Nous avons choisi la voie pacifique afin d’éviter une nouvelle effusion de sang et pour préserver la recomposition du tissu social rwandais. Nous devons nous unir et construire ensemble notre pays dans la paix ». Concernant les FDLR, si elle affirme que la résolution du problème qu’elles posent passe par l’ouverture d’un dialogue politique, elle n’en est pas moins tout aussi claire : « Ceux qui sont impliqués dans les crimes de génocide et autres crimes contre l’humanité devront s’expliquer devant une justice équitable ». Et elle affirme : « Les rebelles , je n’en ai pas besoin ».
Comme si tout ceci n’était pas suffisant, comme si ses persécuteurs avaient craint que les charges qui qui pesaient sur elle ne tiendraient pas la route, Victoire Ingabire aura été d’autre part mise dans l’impossibilité de se défendre efficacement du fait des nombreuses irrégularités qui ont jalonné son procès. Elle n’aura pas eu de procès équitable. Si, en effet, le régime dictatorial rwandais, dans son désir de voir des dossiers de Rwandais suspectés de génocide lui être transférés par le Tribunal pénal international pour le Rwanda ou des pays tiers, a apporté depuis quelques années des améliorations à son système judiciaire mais aussi carcéral, il lui est demeuré impossible d’aller réellement à l’encontre de sa nature profonde. Le système judiciaire rwandais reste une institution dépendante du pouvoir, instrument efficace de la politique répressive de celui-ci. Un passage en revue de quelques incidents survenus au cours du procès de l’opposante en offre une ample illustration. Les ingérences de l’exécutif – une habitude – n’ont tout d’abord pas manqué, au mépris de la plus élémentaire présomption d’innocence. L’on put ainsi entendre Paul Kagame déclarer sur CNN que la place de l’accusée était en prison, puis annoncer quelque temps après que  son gouvernement avait « recueilli suffisamment de preuves permettant d’établir un lien entre Ingabire est les mouvements rebelles actifs dans l’Est de la République démocratique du Congo » (RDC). La ministre des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, assura quant à elle sur RFI que l’accusée avait « commis des crimes extrêmement graves ». Il y eut également, au moment où la défense souleva une exception d’inconstitutionnalité de la loi de 2008 portant sur l’idéologie du génocide, le refus de le Cour suprême, dans un premier temps, de se prononcer sur le fond et l’argument que les magistrats avancèrent, proprement stupéfiant, selon lequel les défenseurs n’avaient pas accompagné leur saisine d’une copie de la loi concernée ! Les juges du procès ne furent pas en reste, qui, à plusieurs reprises, manifestèrent à l’endroit de la défense et de sa cliente elle-même une franche hostilité, montrant à l’inverse une indulgence remarquée  vis-à-vis de l’accusation. Ils se distinguèrent tout particulièrement lorsque leur parti-pris les poussa – sous le prétexte d’une condamnation antérieure pour génocide par les tribunaux locaux – à refuser d’entendre une seconde fois, à la demande de la défense, le témoin qui avait mis à mal la crédibilité du principal témoin de l’accusation. Ce témoin, enfin, après son passage à la barre, fut soumis à des manœuvres d’intimidation – comme du reste d’autres témoins de la défense – dans la prison où il purge sa peine. Les autorités pénitentiaires l’interrogèrent en dehors du procès sans l’assistance d’un avocat et saisirent l’ensemble de ses documents personnels. Si bien que le 16 avril 2012, six mois avant le verdict de la Cour, Victoire Ingabire, annonçait que devant l’évidence mise au jour par de telles irrégularités que son procès avait davantage une nature politique que judiciaire, elle et ses avocats ne participeraient plus aux audiences à venir. Ayant « irrévocablement perdu confiance dans la possibilité d’un bon déroulement de son procès », elle ne s’exprima plus jusqu’au terme de celui-ci.
C’est ainsi un sentiment de simple admiration que suscite avant toute chose le sort fait à cette femme remarquable que semble être Victoire Ingabire. Sachant pertinemment ce qu’elle risquait, elle a quitté emploi et famille, ses enfants en particulier, pour se jeter dans la gueule du loup dans l’espoir qu’elle servirait la cause à laquelle elle croit et celle de son pays. Le second sentiment suscité par ce dossier – si l’on met à part ce que l’on peut ressentir à l’égard du régime FPR – est moins agréable. Il s’agit d’une vive inquiétude à l’idée de ce que pourrait malheureusement être le futur du Rwanda. Des pans entiers des politiques menées par l’actuel régime rwandais vont en vérité à l’encontre de la politique d’unité et de réconciliation nationale censée constituer l’axe  central de la stratégie de reconstruction mise en place par l’Etat et présentée comme l’une de ses réussites. C’est ainsi que la structure du pouvoir réintroduit une politique ethniste et des « divisions » qui sont par ailleurs censées être combattues : le pouvoir réel  dans l’appareil étatique, paraétatique et militaire, se trouve, de manière prépondérante, concentré entre les mains d’une élite tutsie, tandis que les Hutus qui occupent des positions de haute responsabilité n’ont qu’un pouvoir de façade. Au reste, la communauté hutue, la part la plus nombreuse de la population, est fondée à se considérer comme marginalisée : exclue du pouvoir autrement que cosmétiquement, elle voit la politique ethniste du régime FPR se manifester également dans le domaine de la mémoire du conflit des années 1990. Seul le génocide proprement dit est chaque année commémoré, seuls les Tutsis se voient reconnaître le statut de victimes, tandis que les Hutus subissent l’interdiction d’exprimer publiquement le deuil de leurs centaines de milliers de morts de la guerre civile. A l’exception – très timide – des personnalités assassinées dans les premières heures des tueries et de quelques « justes », ils se trouvent systématiquement criminalisés en bloc. Ainsi que des chercheurs l’ont observé sur les collines rwandaises, la frustration et le ressentiment que suscite une telle situation s’aggravent d’autre part de ceux provoqués par d’autres mesures, dispositions ou politiques : le contrôle absolu de l’ensemble de  la vie politique et sociale du pays, du niveau national au niveau local, et ce jusque dans la vie quotidienne des gens, les décisions imposées d’une main de fer à la population sans la moindre concertation, ou encore une croissance économique concentrée dans les mains d’une élite restreinte et qui se traduit par une réduction limitée de la pauvreté et une accroissement des inégalités, laissant chez de nombreux paysans le sentiment d’en être exclus.
Le drame, ainsi que l’illustre le procès de Victoire Ingabire, c’est que la politique menée par le pouvoir, dans sa volonté de réprimer toute voix critique et, plus largement, toute liberté d’expression, prive l’opposition démocratique rwandaise de tout moyen légal non seulement de canaliser frustrations et ressentiments, mais également de faire valoir ses positions. C’est ouvrir la voie à de possibles confrontations violentes. Il suffirait de la conjonction du mécontentement de plus en plus répandu parmi la population et d’évènements difficilement maîtrisables par le pouvoir – crise économique, exacerbation de divisions déjà profondes au sein des Forces de défense, alliances d’anciens responsables politiques et militaires en exil avec des groupes armés basés à l’Est de la RDC – pour que la situation devienne hautement inflammable et que le prétendu miracle rwandais soit réduit à sa plus simple expression. Dans cette perspective, le souvenir du passé de violence paroxystique du Rwanda ne saurait effectivement que provoquer une légitime inquiétude.
 
Serge Dupuis
 

Note : Amnesty International a tout récemment publié un rapport portant à la fois sur le contexte politico-judiciaire et le déroulement du procès Ingabire. L’organisation internationale de défense des droits de l’homme y rejoint les observations du présent article sur le déni de justice dont est victime l’opposante rwandaise.

 

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