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Considérations juridiques sur la proposition de loi Foret sur la négation du génocide des Tutsi au Rwanda

Considérations juridiques sur la proposition de loi Foret sur la négation du génocide des Tutsi au Rwanda
Note soumis pour publication par l’auteur

Cette note aborde en trois temps la proposition de loi visant à réprimer la négation, la minimisation, la justification ou l’approbation du génocide contre les Tutsis au Rwanda en 1994.1 J’explique d’abord que, par sa formulation, la loi qui serait issue de cette proposition risque d’être difficilement applicable. Ensuite, j’oppose vérité historique à vérité judiciaire. Me basant sur une récente expérience personnelle, j’attire enfin l’attention sur les dangers de cette démarche.

Une loi faite pour ne pas être appliquée

D’après l’exposé des motifs, sont punissables  » ceux qui nient ou minimisent cette réalité (du génocide) dans une perspective de discrimination, d’incitation à la haine, ou de dénigrement à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison (…) de leur appartenance ethnique « . Il clarifie qu’il s’agit là d’un  » élément constitutif du délit  » et que  » c’est pourquoi il faut préciser que l’intention de discrimination ou d’incitation à la haine est un élément essentiel du délit « .
J’observe d’abord que ce qui est défini comme  » essentiel  » dans l’exposé des motifs n’est pas
repris dans la proposition même. En effet, la référence à l’article 444 du Code pénal dans l’article 2 de la proposition n’est pas utile parce que cette disposition du Code pénal ne dit rien sur l’intention de l’auteur du délit, mais se limite aux lieux et formes d’imputations calomnieuses ou diffamatoires. Le texte devrait donc explicitement inclure cet élément intentionnel constitutif du délit.
Cependant, dans ce cas la loi devient difficile sinon impossible à appliquer. En effet, même une négation grossière du génocide ne serait pas punissable si cette  » intention de discrimination ou d’incitation  » n’est pas prouvée. Or, en l’absence d’une incitation explicite, peu probable, il sera difficile sinon impossible de fournir pareille preuve.
Un second frein à l’application de la loi réside dans la procédure. Les poursuites ne peuvent être engagées qu’à la requête du procureur fédéral, qui apprécie les plaintes éventuelles. Face à l’avalanche de plaintes que ce texte, une fois devenu loi, pourrait susciter, il est peu probable que le procureur fédéral sera enclin à engager des poursuites, d’autant plus qu’il est à prévoir que de nombreuses plaintes seront politiquement inspirées. La loi subira alors le sort que celle de 1993 sur la compétence universelle a connue, c’est-à-dire qu’il faudra l’amender en la rendant encore plus restrictive.

Vérité historique et vérité judiciaire

L’extermination des Tutsi a constitué indéniablement un génocide. Elle correspond parfaitement à la définition proposée par la convention sur la prévention et la répression du crime de génocide, et a été judiciairement reconnu comme tel. Il s’est en effet agi d’actes « commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, une groupe ethnique, comme tel« . Le TPIR considère le génocide comme « un fait de notoriété publique (…), un fait qui s’inscrit dans l’histoire du monde« . Celui qui nie ce fait se rend coupable de négationnisme.
En revanche, alors que ce fait dans sa globalité est incontestable, de nombreux événements et conditions qui le précèdent et entourent font toujours l’objet de recherches. Nombreux sont ces éléments contextuels qui ne font pas l’unanimité parmi les historiens et qui continuent à être étudiés.
Quelques exemples le montrent. Quelle a été l’influence de l’idéologie génocidaire qui se serait développée depuis la révolution de 1959, voire même depuis la période coloniale ? La société précoloniale était-elle harmonieuse et exempte d’ethnisme ? Liée à cette question se pose celle du rôle joué par l’administration belge et l’église catholique dans la racialisation des relations sociales. Peut- on expliquer la large participation populaire lors du génocide sur base exclusivement d’un haine anti- Tutsi artificiellement induite ? Quel a été le rôle joué par la guerre déclenchée par le FPR ? Est-ce que la violence de 1994 a été uniquement ethnique et politique ou est-ce que ses ressorts ont été plus complexes ? Qui a abattu l’avion du président Habyarimana, événement déclencheur du génocide ?Combien de victimes faut-il déplorer dans l’un et l’autre groupe ethnique ? Le FPR a-t-il commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité en 1994 au Rwanda, voire un génocide au Congo fin 1996-début 1997 ?
Contrairement à la réalité globale du génocide, toutes ces questions et bien d’autres sont loin d’avoir été résolues par des recherches historiques sur lesquelles il existe un consensus scientifique. Cela soulève un grand problème pour les juges appelés un jour à appliquer cette proposition lorsqu’elle sera devenue loi. En effet, sont aujourd’hui parfois désignés comme négationnistes ceux prenant position sur ces questions, même s’ils reconnaissent et condamnent le génocide sans la moindre ambiguïté. J’en donnerai une illustration dans la section suivante. Par exemple, on risque de se faire accuser de négationnisme lorsqu’on conteste la vérité du FPR sur l’attentat du 6 avril 1994, la nature du régime politique, les abus des droits humains, ou encore le degré de justice et de réconciliation atteint au Rwanda.
En l’absence de vérité historique sur ces points, comment un juge pourrait-il statuer, voire même le procureur fédéral décider d’engager des poursuites ? La loi se rétrécit alors en peau de chagrin, puisque la seule base d’une condamnation deviendrait le fait de nier le génocide dans sa globalité, assorti de l’intention de discriminer, d’inciter à la haine, ou de dénigrer.

L’impossibilité de statuer

J’illustre ce problème à l’aide d’une expérience vécue. En avril 2017, j’ai publié aux Presses Universitaires de France un Que sais-je ? sous le titre « Le génocide des Tutsi au Rwanda ». Cinq mois plus tard, dans une campagne manifestement concertée, ce livre a fait l’objet de virulentes critiques hostiles. A un intervalle de deux semaines, l’association Survie et un « collectif » publient des textes dont les titres sont éloquents : « Les malversations intellectuelles du professeur Reyntjens » (Survie, 19 septembre 2017), « Rwanda : le ‘Que sais-je ?’ qui fait basculer l’histoire » (Le Monde, 25 septembre 2017) et « Quand Filip Reyntjens pervertit l’histoire du génocide » (Survie, 3 octobre 2017). Je me limite ici à la tribune publiée dans Le Monde. Les auteurs appellent mon livre un « brûlot politique » et me reprochent notamment de dénoncer les crimes du FPR, d’escamoter l’histoire ayant précédé le génocide, de suggérer que le FPR est l’auteur de l’attentat et d’affirmer qu’il était plus intéressé de gagner la guerre que de sauver les Tutsi. Le texte va très loin en poursuivant que, « sans nier directement les faits, (je) les banalise et les relativise au point de nier le sens même de l’événement ». Il dit pourtant également que « la bataille de l’interprétation (…) n’est pas achevée », ainsi admettant que plusieurs interprétations ont cours.
Dans une réaction à cette tribune, je conclus : « En réalité, la tribune du collectif relève d’une entreprise d’intimidation. (…) Je serais donc négationniste, de façon indirecte il est vrai, alors que le livre revendique à des nombreux endroits, et longuement en conclusion, la qualification de génocide, dans le sens donné à ce terme par le droit international, pour désigner l’extermination des Tutsi. En réalité, les auteurs de la tribune contestent le droit (et le devoir) des chercheurs d’étudier l’histoire dans toute sa complexité, au-delà d’un simple récit opposant les ‘bons’ aux ‘méchants’ « .2 Le fait que d’autres chercheurs s’insurgent contre la tribune du collectif et défendent mon droit de m’exprimer montre bien que le débat est loin d’être clos. Se sont ainsi exprimé notamment Marc Le Pape et Claudine Vidal3, Roland Tissot4, Marc Le Pape5 et Jean-Hervé Bradol6.
Loin de moi de prétendre que ceux qui m’attaquent ont tort et que ceux qui me défendent ont raison, mais ce que ces échanges montrent clairement, c’est qu’il n’y a pas de consensus sur une et seule vérité historique. Comme indiqué plus haut, c’est là que réside le principal problème de la proposition Foret. Comment un juge pourrait-il proclamer une éventuelle vérité judiciaire alors que la vérité historique n’est pas établie ? Dans ces conditions, si la proposition devenait loi, elle menacerait directement la liberté d’expression en général et la liberté scientifique en particulier. C’est ce que Bradol, dans le texte cité plus haut, fait comprendre : « En démocratie, une mise en cause aussi insultante, celle de nier la réalité du génocide des Tutsis du Rwanda, entache une réputation, isole, limite ou met fin à une carrière ». Cela est sans doute l’intention des  » clercs « 7 de l’histoire politiquement correcte. Alors que je suis personnellement hors d’atteinte, cette perspective est paralysante pour mes jeunes collègues. Déjà il y a dix ans, Hervé Deguine se posait la question de savoir si l’on peut encore parler du Rwanda.8 Cette question reste d’actualité.
Seuls des milieux marginaux et sans la moindre crédibilité nient le génocide des Tutsi au Rwanda, tout comme aucune personne sérieuse ne nie la Shoah. Voyant les problèmes que pourrait susciter une approche juridique et judiciaire, c’est donc la démarche historique qui doit faire son travail. Le combat contre le négationnisme est basé sur l’établissement de faits indéniables, et non pas sur la poursuite et l’éventuelle condamnation de quelques personnes égarées. Mais cela présuppose que la recherche historique puisse faire son travail sans entraves et procès d’intention animés par des intérêts politiques contemporains.
La note de Filip Reyntjens en format PDF
Filip Reyntjens
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A propos de l’auteur
Filip Reyntjens est professeur de droit et de politique à l’Université d’Anvers. Il a étudié la région des Grands Lacs en Afrique pendant près de quarante ans et a publié de nombreux ouvrages sur le sujet. Son dernier livre est Le génocide des Tutsi au Rwanda paru dans la collection Que Sais-je (Presses Universitaires de France, 2017)
 

  1. Chambre des représentants de Belgique, Doc 54 2634/001 du 15 septembre 2017. La proposition initialement déposée le 24 juillet 2017 référait au  » génocide commis au Rwanda en 1994 « . Rappelé à l’ordre par Kigali et ses relais en Belgique, Gilles Foret a dû revoir sa copie.
  2. F. Reyntjens, « Le difficile débat sur le Rwanda en France », Mediapart, 11 octobre 2017
  3. « Réponse à un procès sans instruction contre le ‘Que sais-je?’ de Filip Reyntjens », Mediapart, 30 septembre 2017.
  4. « Rwanda: Dans quelles conditions les sciences sociales produisent-elles du savoir? », Mediapart, 5 octobre 2017.
  5. « Ecrire sur le Rwanda: les compagnons de route du président Kagame », The Conversation, 19 octobre 2017.
  6. « Les amis démocrates des dictateurs », Marianne, 27 octobre 2017.
  7. C’est l’expression, avec référence à Bourdieu, utilisée par Le Pape dans son article publié dans The Conversation.
  8. H. Deguine, « Peut-on encore parler du Rwanda? », Médias, Printemps 2008, no. 16, pp. 70-74.

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