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Les cinquante nuances de l’Afrique, avec Spinoza – Chapitre I : Du Corps et de l’esprit

Les cinquante nuances de l’Afrique, avec Spinoza – Chapitre I : Du Corps et de l’esprit
-> Introduction à la série « Les cinquante nuance de l’Afrique, avec Spinoza »

Dans l’introduction, j’ai avancé l’idée que Spinoza serait l’un des rares philosophes, peut-être même le seul, à avoir développé une éthique qui se rapproche le plus de nous, Africains d’Afrique et de la diaspora. Cette familiarité nous est vraiment utile, comme vous allez le voir, notamment au sujet de l’alliance du corps et de l’esprit.
11672En effet, dans l’Ethique, son œuvre clé, il va développer un laborieux cheminement – mathématique – qui a pour ambition de donner puissance égale autant à l’esprit qu’au corps… Qu’avoir un corps, c’est nécessairement sentir. Kumva en Kinyarwanda. Nous y sommes. Il s’agit, vous venez de le remarquer, de partir d’un postulat intrinsèque et singulier pour arriver au final à une philosophie pratique avec une portée globale. Je m’explique : je pars d’une donnée, ici ma langue maternelle, le Kinyarwanda (la langue officielle du Rwanda, donc intrinsèque… je tiens aussi à préciser que ça aurait pu être une autre langue, comme l’Urukiga, parlé de deux côtés de la frontière rwandaise et ougandaise ; le plus important étant que la langue donnée soit endogène, c’est-à-dire interne à la région où elle est parlée) pour démontrer la polyvalence sémantique (sens linguistique) du verbe kumva. Ce dernier exprime notamment autant le sentir (physique/sensoriel : goût, ouïe et toucher) que le comprendre (intellectuel). Que nda kumva, traduit en français, peut aussi bien dire « je te comprends (intellectuellement/spirituellement » que « je te sens (au toucher) ». La distinction se fait ainsi suivant le contexte. Il n’y a pour ainsi dire pas de dualité statique a priori : l’esprit n’est pas séparé du corps. En d’autres mots, la pensée, au Rwanda, est sensible, littéralement.
Donc, l’originalité ici est que je suis parti d’un particulier n rwandais (ma langue maternelle) pour arriver à une compréhension générale, commune du monde qui m’entoure. L’élément de départ n’étant pas un agent, une cause extérieure. Et cela a pour but de diminuer fortement le risque de rejet, d’aliénation,…de colonisation. Assurément, en partant de ce qui m’est propre, de ce qui m’est le plus proche ou particulier (ce qu’on nomme idiosyncrasie), j’avance, je persévère dans l’être. Et ça c’est ce que Spinoza appelle le conatus. En suivant mes propres causes, par déduction, j’agis librement. Et c’est avec un effort moindre que j’avance dans ce vaste monde interconnecté. Il est donc impératif de comprendre les éléments constitutifs de ma nature, pour mieux les réconcilier les uns avec les autres, plutôt que de les opposer, d’une part, et pour mieux naviguer dans les vagues (aléas de la vie), d’autre part. Car « l’ordre des actions et passions de notre Corps va par nature de pair avec l’ordre des actions et passions de notre Esprit ». Mais, pourquoi est-ce important de partir du soi singulier ? Parce que l’esprit, ne cesse de répéter le philosophe, n’est rien d’autre que l’idée du corps ! Ce que produit mon esprit, consciemment ou inconsciemment, est le résultat, en mode abstrait, des affects (physiques) de mon corps. Ce qui touche le corps, touche l’esprit et vice versa, on vient de le voir. C’est le parallélisme de Spinoza.
L’exemple du verbe kumva l’a bien démontré : par l’usage de ma langue maternelle, j’ai également éliminé de facto ce qui aurait pu me diviser, me faire sentir inférieur – à savoir partir d’une langue exogène – comme le Français, externe à ma communauté. C’est pourtant dans ma langue maternelle, entre autres, que je vais trouver du sens à ma vie. Je suis parti de ce que mon corps produit, naturellement.

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Illusion de libérté


Je cite Spinoza: « si grande est leur persuasion que le Corps tantôt se meut, tantôt cesse de se mouvoir au seul commandement de l’Ame, et fait un grand nombre d’actes qui dépendent de la seule volonté de l’Ame et de son art de penser. Personne, il est vrai, n’a jusqu’à présent déterminé ce que peut le Corps, c’est-à-dire l’expérience n’a enseigné à personne jusqu’à présent ce que, par les seules lois de la Nature considérée en tant seulement que corporelle, le Corps peut faire et ce qu’il ne peut pas faire à moins d’être déterminé par l’Ame. Personne en effet ne connaît si exactement la structure du Corps qu’il ait pu en expliquer toutes les fonctions (…) et de ce que font très souvent les somnambules pendant le sommeil, qu’ils n’oseraient pas pendant la veille, et cela montre assez que le Corps peut, par les seules lois de sa nature, beaucoup de choses qui causent à son Ame de l’étonnement. Nul ne sait, en outre, en quelle condition ou par quels moyens l’Ame meut le Corps, ni combien de degrés de mouvement elle peut lui imprimer et avec quelle vitesse elle peut le mouvoir. D’où suit que les hommes, quand ils disent que telle ou telle action du Corps vient de l’Ame, qui a un empire sur le Corps, ne savent ce qu’ils disent et ne font rien d’autre qu’avouer en un langage spécieux leur ignorance de la vraie cause d’une action qui n’excite pas en eux d’étonnement ».[1]
Le corps, cet inconnu. Il est sensible et ses affects déterminent ma pensée. Alors, qu’est-ce qui me touche ? Comprendre cela n’a pas d’autre but que de chercher à augmenter notre capacité à persévérer dans l’être. Notamment qu’ «une idée qui exclut l’existence de notre Corps ne peut se trouver dans notre Esprit, mais lui est contraire ». En somme, chercher et comprendre ce qui accroit, diminue, favorise ou réprime la puissance d’agir de notre corps, c’est comprendre concomitamment ce qui accroit, diminue, favorise ou réprime la puissance d’agir de notre esprit. Dans le but d’agir mieux et davantage, le tout toujours sous la conduite de la raison, bien sûr. Persévérer dans l’être, c’est nécessairement prospérer. N’est-ce pas là aussi rechercher ce qui nous est avant tout utile ?
Dans le chapitre II, nous continuerons cette approche, en parlant cette fois de la servitude passionnelle…
 
Jean Bigambo
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-> Biographie de l’auteur
 
[1] B. Spinoza, Ethique, III, Scolie de la proposition II (Œuvres, Paris, Ed Garnier-Flammarion, 1955, tome 3, pp.137-138)
 
 
 

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