De quelle mémoire parle-t-on? Il s’agit de la mémoire sociale, mémoire collective que nous définissons comme étant l’ensemble de représentations du passé, la somme des souvenirs, des oublis révélés et partagés par un ensemble d’individus. La mémoire collective s’exprime au travers des lieux de mémoire (des monuments, des personnages, des archives, des événements, des institutions ou associations) dont le rôle est de permettre à la population de se rappeler, de se souvenir de ce qu’elle a vécu, de se l’approprier pour mieux se projeter dans le futur. Nous nous intéressons à cette question parce que « sans cette mémoire, le sujet se dérobe, vit uniquement dans l’instant, perd ses capacités conceptuelles et cognitives. Son monde vole en éclats et son identité s’évanouit. Il n’ y a plus de contrat, d’alliance ou de convention possible, plus de fidélité, plus de promesses, plus de lien social, plus de société, plus d’identité individuelle ou collective, plus de savoir, tout est confondu et est condamné à périr, « faute de s’entendre ». Joel Candau[1]
A savoir si la mémoire sociale est interdite au Rwanda, deux réponses sont possibles. On pourrait y répondre par un non. En effet, partout où les Rwandais se trouvent, ils mettent en place des lieux de mémoires. Par exemple, ils se donnent les moyens de sauvegarder leur culture et leur histoire, notamment à travers la pratique de leur langue maternelle, des écrits, de la reproduction des cérémonies traditionnelles, typiques du Rwanda (mariage,naissance, deuil, etc.).
En outre, ils se retrouvent de manière régulière pour se souvenir de ce qu’ils ont vécu. L’exemple le plus parlant est celui des groupes de danse traditionnelle, qu’on retrouve au Rwanda et un peu partout dans le monde. Ils sont pleins de sens pour les Rwandais et en particulier ceux qui se trouvent loin de leur pays. « Peu importe la qualité du spectacle, l’essentiel est qu’on se retrouve entre nous et qu’on se souvienne qu’on a vécu » me disait une amie à la sortie du spectacle « Ndabaga », organisé à Bruxelles, le 13 novembre dernier par le Ballet Inyange. Ces souvenirs partagés permettent aux Rwandais d’être en phase avec eux-mêmes et donc d’exister en tant que peuple. En fait, ces événements culturels sont des lieux d’expressions identitaires, de transmission , de retrouvailles, d’expressions des souvenirs, simplement, des lieux de mémoire.
On pourrait également y répondre par un oui. En effet, la mémoire est en partie interdite au Rwanda. Nous pensons que cette réponse est la plus appropriée parce que les souvenirs exprimés et partagés se limitent à des événements positifs (cérémonies de mariages, ibitaramo, danses traditionnelles, imigani, ibisakuzo etc.). Or, généralement, on se souvient plus facilement des évènements tragiques (la maladie, la mort d’un proche,…) qui ont marqués notre vie que le contraire. Il est évident que chacun se souvient de ses parents, frères, sœurs, proches disparus, de la torture et la souffrance endurées mais ces souvenirs sont comme refoulés et ne dépassent pas le cadre individuel. Toutefois, nous avons vu que pour qu’elle soit collective, elle doit être partagée et reconnue par un ensemble d’individus. En effet, selon, Halbwachs «l’homme qui se rappelle seul ce dont les autres ne se souviennent pas court le risque de passer pour un halluciné »[2].
Comment expliquer qu’on décide de révéler certains souvenirs et d’en refouler d’autres? Comment expliquer qu’il y ait autant de lieux de mémoire au Rwanda? C’est sur base de ces questions que nous poursuivrons prochainement notre réflexion.
Twizerimana Eugénie
[1] Joël Candau, Anthropologie de la mémoire, Que sais-je, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p. 3-5
[2] Joël Candau, Anthropologie de la mémoire, Que sais-je, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p.67