Ce jeudi 11 août 2011, le Tribunal de Grande instance de Huye (sud du Rwanda) doit rendre son jugement dans l’affaire Runyinya Barabwiliza.
Le verdict qui devait initialement être rendu le 28 juillet 2011 avant d’être reporté est très attendu et revêtira une nature symbolique pour une grande partie de la communauté rwandaise tant la famille Runyinya incarne aux yeux de beaucoup une face tragique du drame rwandais, celle des défaillances de la justice mise en place par le FPR, vainqueur de la guerre, afin de juger les auteurs du génocide visant la minorité Tutsi et commis d’avril à juillet 1994.
C’est au mois de juin 1947 que le professeur Runyinya naît à Gikongoro, une ville au sud du Rwanda. Après ses Humanités au Collège du Christ-Roi de Nyanza, il fait des études supérieures à l’Université Nationale du Rwanda (Butare) puis à l’Université Catholique de Louvain en Belgique (1972-1974) avant de faire un Doctorat en aménagement du territoire à l’Université de Gembloux, Faculté d’Agronomie entre 1981 et 1985.
Dans les années 60, il rencontre Winifred Gasharankwanzi, fraîchement diplômée de l’Ecole Sociale de Karubanda, qui deviendra son épouse et la mère de leurs quatre enfants, Michèle, Nubaha, Kami et Ganishya.
En 1992, alors qu’il était jusque là professeur à l’Université Nationale du Rwanda (Butare), Runyinya est nommé Conseiller à la Présidence, chargé des Affaires Etrangères, tout en continuant en parallèle ses activités de professeur.
Le 6 avril 1994, lorsque l’avion de Habyarimana est abattu, Runyinya était à Dar-Es-Salaam où il s’était rendu deux jours plus tôt, en tant que membre de la délégation gouvernementale qui poursuivait les négociations avec le FPR visant à trouver une solution pacifique au conflit rwandais suite aux accords d’Arusha.
Le 19 mai 1994, face à la tournure dramatique que prenait le conflit rwandais, il signe à partir de Dar Es Salam ou il était toujours avec d’autres intellectuels rwandais, un document intitulé « Contribution à une ébauche de solution de la crise rwandaise » dans lequel ils condamnent vigoureusement les massacres en cours « aussi voudrions –nous condamner avec la dernière énergie les massacres ignobles qui ont terni l’image de marque du Rwanda et qui ont endeuillé plusieurs familles dans le pays » et proposent des mesures en vue de « ramener immédiatement la paix ».
En juillet 1994, au lendemain de la prise du pouvoir par le FPR, il est revenu au Rwanda en vue de retrouver sa femme et ses enfants restés au pays. Il s’installe avec sa femme et sa fille cadette pendant deux mois à Cyangungu dans la zone turquoise (zone humanitaire créée par l’armée française).
Le 25 août 1994, il reçoit une lettre du nouveau gouvernement rwandais représenté par Seth Sendashonga, alors Ministre de l’intérieur, l’autorisant à se rendre à Kigali afin d’aider à la reconstruction du pays et lui fournissant une escorte de la MINUAR pour le trajet.
Le 8 septembre 1994, alors qu’il était sous escorte de la MINUAR, il fût arrêté par le Général Karenzi Karake dès son arrivée à Kigali, qui a réussi à l’extirper de la protection de la MINUAR en gagnant sa confiance grâce au prétexte selon lequel c’est Seth Sendashonga qui voulait le rencontrer.
Quelques jours après l’arrestation du père, la mère, toujours à Cyangugu, s’est rendue, avec quatre autres personnes dont Gad Gatorano et sa femme, au marché en vue d’y acheter des vivres.
Sur leur route, ils croisent une patrouille de soldats de l’APR qui arrête tout le groupe et les amène en détention à Gihundwe. Depuis ce jour, le groupe fût baladé complètement dénudé entre différentes cellules et différentes maisons improvisées en prisons de fortune.
Aux alentours du 20 décembre 1994, Winifred Gasharankwanzi, la femme du Professeur Runyinya Barabwiriza et mère des 4 enfants décède dans une cellule de la Gendarmerie de Kacyiryu en raison des mauvaises conditions de détention, principalement liées à la mauvaise alimentation « ibigori n’ibishyimbo bibisi» (du mais et haricots crûs). Elle avait été arrêtée sans qu’au départ ses geôliers ne sachent même qui elle était, mais pour le simple fait qu’elle était Hutu.
Jusqu’en avril 1995 les enfants n’auront aucune nouvelle de leur mère, jusqu’à ce que Boniface Rucagu leur annonce son décès. Ce n’est que quelques mois plus tard qu’ils auront les détails de sa captivité grâce à Gad Gatorano, qui lui avait survécu et avait débarqué en Suisse après avoir réussi à fuir le Rwanda.
En effet, Gatorano a raconté à la famille que quelques jours après le décès de Winifred Gasharankwanzi, la femme de Gatorano a finalement été emmenée dans un hôpital pour se faire soigner. A force de dormir à même le sol sans vêtements ni couverture, la partie inférieure de son corps avait commencé à se décomposer.
Après d’âpres négociations, Gatorano et sa femme obtinrent l’autorisation de se rendre à l’Hôpital de Kanombe où la femme décédera quelques semaines plus tard. Grâce aux va et vient de l’hôpital, Gatorano a pu faire connaître sa situation et est sorti de prison suite à l’intervention du Président Ougandais Yoweri Kaguta Museveni, approché lui-même par Monsieur Silas Majyambere (commerçant influent au sein du FPR) dont la sœur, Marie, était l’épouse défunte de Monsieur Gad Gatorano. Par après, Gatorano a fui le Rwanda via l’Ouganda avant d’arriver en Suisse. C’est en Europe qu’il a pu rencontrer les enfants de Gasharankwanzi et ainsi pu leur raconter la fin tragique de leur mère.
En ce qui concerne le père, ce n’est qu’après 14 ans de détention, en août 2008 qu’il fût pour la toute première fois convoqué devant un Gacaca (tribunal populaire rwandais mis en place pour juger les auteurs présumés du génocide).
Jusqu’à présent, après avoir fait face à 3 juridictions Gacaca (deux à Butare et une à Kigali), il n’a ni été acquitté ni condamné et malgré cela, il est toujours maintenu en prison.
Aujourd’hui, après 17 ans de détention, il s’apprête à entendre pour la première fois un verdict au sujet des accusations formulées contre lui « planification du génocide, incitation au génocide et distribution d’armes ».
Au mois de décembre 2010, la commission des Droits de l’Homme du Rwanda a demandé en vain sa libération immédiate dans un rapport présenté devant le parlement.
Cette Commission avait été précédée deux ans plus tôt par le Centre de Lutte Contre l’impunité et l’Injustice au Rwanda qui qualifie Runyinya Barabwiliza de « prisonnier politique au vrai sens du terme » et qui avait appelé, également en vain à sa « libération immédiate ».1
Depuis la prise du pouvoir par le Front Patriotique Rwandais en 1994, tout comme Winifred Gasharankwanzi, plusieurs milliers voire dizaines de milliers de Hutu sont morts dans les geôles du Rwanda sans avoir eu droit à une forme de procès même expéditif, parfois sans même savoir de quoi ils étaient accusés.
Le chiffre exact est difficile à déterminer mais peut être intuitionné grâce à certaines publications sur le sujet. Selon Médecins sans Frontières, dans la seule prison de Gitarama, « De septembre 1994 à fin mai 1995, 7003 prisonniers, en attente de jugement, sont entrés (…), 902 sont morts (13%). Un prisonnier sur huit est décédé durant cette période de neuf mois du fait des conditions inhumaines d’incarcération, dues principalement au manque d’espace vital. »
En 1998, au Rwanda, la population carcérale était officiellement de 125,028 personnes, bien que les chiffres réels étaient probablement plus élévés. Selon le gouvernement rwandais, rien que pour cette année-là, plusieurs milliers d’entre eux sont morts en détention, victimes du SIDA, de malnutrition, de dysenterie et de typhus.1
Plus nombreux sont les prisonniers ayant, comme le Professeur Runyinya, passé de nombreuses années dans des conditions de détention très rudes sans avoir pu se défendre face à un juge. Selon Carina Terstsaskian, de Human Rights Watch, en 2008, c’était encore le cas de la plupart des détenus, même si les Gacaca étaient entrain de faire évoluer la situation et certains d’entre eux n’avaient même pas de dossier.
Cliquez-ici pour écouter son témoignage sur les conditions carcérales au Rwanda.
Au sein de la communauté internationale, pas grand monde ne semble s’émouvoir de cette situation, car « LES » Hutu ont commis un génocide contre les Tutsi, expression consacrée, stigmatisant toute une ethnie, sans aucune distinction entre les coupables et les innocents, souvent eux-mêmes victimes du conflit rwandais, dans lequel, probablement toutes les familles rwandaises ont été endeuillées.
Pire encore, au sein même de la communauté rwandaise, rares sont ceux qui ont le courage de défendre une personne détenue lorsqu’ils ont la conviction de son innocence car la crainte est grande d’être dénoncé comme étant un « partisan des génocidaires ».
Sur les bancs des universités, les étudiants en droit apprennent, dès leur première année, la maxime selon laquelle « mieux vaut acquitter 10 coupables plutôt que de condamner un innocent ». Au Rwanda, la maxime s’est inversée, et la prudence appelle plutôt à la condamnation « mieux vaut condamner 10 innocents plutôt qu’acquitter un coupable ».
Le plus grave est que la situation est légitimée et justifiée. En coulisses, des responsables rwandais, afin de justifier l’inaction face à des cas évidents d’injustice, n’hésitent même pas à déclarer que « c’est une injustice qui en remplace une autre car beaucoup de victimes Tutsi n’obtiendront probablement jamais ni justice, ni réparation ».
Depuis 1994, la gestion du système judiciaire n’a cessé de creuser un fossé entre les ethnies, créant au Rwanda une nouvelle situation potentiellement explosive. Dans une interview accordée à Jambonews, Filip Reyntjens, spécialiste belge de la Région des Grands Lacs, avait estimé qu’aujourd’hui la polarisation ethnique était plus intense qu’il y’a quinze ans en raison de plusieurs facteurs dont le fonctionnement des Gacaca.
Afin d’apaiser les tensions et de poser le premier pas sur le chemin de la réconciliation, le gouvernement doit cesser de faire des déclarations et plutôt poser des gestes, car une réconciliation ne se décrète pas mais se construit pas à pas.
L’un de ces premiers pas devant être impérativement posé est celui de la reconnaissance de ces victimes oubliées, « dégâts collatéraux de la tragédie »et trouver une forme de réparation envers les familles, ne fût ce que symbolique.
Parfois les familles des victimes de cette défaillance judiciaire ne sont mêmes pas exigeantes envers l’Etat.
Envers sa mère, lorsque nous lui demandons ce qu’elle désire, Kami Rachelle Runyinya, l’une des filles du professeur Runyinya déclare qu’elle et sa famille auraient simplement « désiré pouvoir l’enterrer. On n’a eu qu’une indication vague sur le lieu où elle a été enterrée » avant de considérer qu’en dehors de cela, il n y’a pas grand-chose à faire, à réclamer, « à part poursuivre les responsables de la mort de ma mère.»
« Par rapport à mon Papa », poursuit-elle «je désire qu’on arrête de chercher la petite bête alors qu’ils savent très bien qu’il est innocent » avant de continuer « Il y’a quelques années ils ont essayé de lui faire avouer des « trucs » afin de le libérer et il a refusé disant préférer rester en prison, plutôt qu’avouer une chose qu’il n’a pas faite. »
Et à elle de conclure: « Je veux que justice soit faite, je veux que l’honneur de mon père soit rétabli car la, ça a trop duré ».
Ruhumuza Mbonyumutwa
1. CLIIR : Communiqué n°112/2008 du 15 février 2008.
2. F. Reyntjens, « Talking or Fighting, Political Evolution in Rwanda and Burundi, 1998-1999 », Current African Issues No.21, p. 14.