De même qu’il n’y a pas d’Art, de Science ou de Culture Noirs qu’on peut concrétiser en des entités homogènes, le monde noir reste un terme sujet à caution. Ce n’est pas nier l’Afrique et sa place dans l’histoire, mais plutôt tâcher de l’aborder autrement qu’avec des mots-containers. Il y a d’abord une épistémologie douteuse : le monde noir serait alors une manifestation idéologique, pour utiliser le terme du philosophe allemand Jürgen Habermans.
L’exemple le plus marquant aura été sans conteste, dans le monde francophone, le courant de la Négritude, au milieu du XXème siècle avec Léon Gontran Damas, Léopold Sédar Senghor et bien sûr Aimé Césaire. Ce dernier l’avait définit comme « l’ensemble des valeurs de civilisation du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie et les œuvres des Noirs ». Nous sommes dans les années trente, les intellectuels noirs revendiquent leur place dans l’histoire du monde et le continent noir est encore sous emprise coloniale. Donc nul l’idée de ma part de leur faire un mauvais procès, tant leur influence a été capitale notamment en développant une conscience collective qui va aboutir au courant indépendantiste des années 50. Ainsi, il faut placer ce courant dans son contexte historique, c’est là qu’il a toute sa signification. Au final, la Négritude se voudra moins une défense d’une race noire idéalisée, « romantisée » qu’une défense de toutes les minorités opprimées. Dans le contexte de l’époque : les peuples encore sous domination coloniale. Mais son défaut principal aura été d’avoir créé un concept essentiellement théorique, académique, donc peu adapté aux réalités quotidiennes des peuples en question. Bref, une subjectivité sans encrage concret. Ambigu aussi : tantôt hybride tantôt essentialiste.
Dans le trimestriel (d’octobre 2011) La Revue Littéraire du Monde Noir est posé la question à l’écrivain lauréat du prix Kourouma 2010, Emmanuel Dongola, à savoir « « Est-on porteur de quelque chose de différent en tant qu’écrivain noir ? ». Dongola répond :
« C’était vrai il y a 30 ou 40 ans. Mais aujourd’hui, beaucoup de mes collègues ne veulent plus être appelés ‘écrivains africains’, il veulent être appelés ‘écrivains’ tout court. Pour eux, parler d’écrivain africain, c’est malgré tout une limitation…comme si on vous mettait dans un ghetto. (…) Je pense surtout que si le livre que j’écris est bon, il transcendera mon origine africaine et sera lu dans le monde entier ». [1]
L’Afrique peut transcender ses frontières. Dès lors une affirmation basée sur une identité culturelle serait trop homogène, c’est aussi le constat du sociologue anglais d’origine jamaïcaine Paul Gilroy. A partir des années 80 en effet, on abandonne progressivement l’idée d’une identité exclusive pour embrasser le métissage, autant dans le monde anglo-saxon que francophone. Une génération plus proche des leaders et défenseurs des droits civiques comme Martin Luther King et Nelson Mandela, ce dernier écroué par le régime apartheid en Afrique du Sud. Gilroy développe alors le thème de « Black Atlantic », début années nonante du siècle passé, pour démontrer l’aspect transnational de la culture et mémoire noires et surtout son apport dans le discours de la modernité. Une théorie qui embrasse la diversité et qui puise ses sources dans le jazz, le hip-hop jusqu’aux pages noires de l’Histoire comme l’Esclavage.
En effet selon Gilroy, l’atlantique n’est pas une isolation physique, mais une plateforme culturelle reliant les trois mondes (L’Afrique, les Amériques et l’Europe). La polarisation se nourrit ainsi d’éléments hétérogènes, transnationaux et dynamiques. Gilroy décentralise le concept de modernité, jugé saturé. Donc il s’agit d’une crise de légitimité, où la dichotomie « centre-périphérie » (c’est-à-dire pays du Nord riches et pays du Sud pauvres) est remise en question. De même, la traite négrière est placée au centre du processus de modernisation. Le mot modernité admettant une pluralité de formes. Mais Gilroy ne se limite pas qu’au débat épistémologique. Comme évoqué, il parle également de pratiques quotidiennes, plus précisément de la musique noire. Celle-ci est hybride. Bien encore, ses formes – subjectivement incarnées – transcendent le cognitif et l’ethnique. A vrai dire, la musique noire échappe à toute catégorisation qui la contraindrait au seul monde des Idées. Gilroy parle alors de « body and music ». On l’a vu, le corps est un air social qui ne peut être fermé sur lui-même, c’est pourquoi la musique « noire », et bien plus encore avec l’arrivée du roi de la pop, Michael Jackson, sur la scène internationale, début des années 80 avec son album phare « Thriller ». L’artiste va littéralement briser les canons et dé-ghettoïser la communauté noire. C’est l’ère de la Pop, sur fond de Funk. Et les artistes comme Usher, Justin Timberlake jusqu’à Justin Bieber en sont les disciples modernes.
Gilroy appelle à sortir du communautarisme. Cette remarque se révélera très pertinente des années plus tard. En effet, la culture africaine-américaine, notamment via la chaîne populaire MTV (qui, il faut le rappeler au départ, refusait de jouer les morceaux de noirs) était marginalisée du monde globalisé. Plus tard la chaîne, sous les pressions, diffusera leurs clips, de préférence tard la nuit, comme dans MTV Base.
Dans ses clips vidéo, s’y développaient une culture sensualiste avec une forte tendance au culte du corps, encore très tabous dans la mentalité blanche protestante, capitaliste et dominante étatsunienne. Une ballade R&B/Soul comme My body du groupe LSG (sorti en 1997 par EastWest Elektra)[2] – le titre à lui seul parle pour soi – marque l’apogée de ce courant hyper-sensualiste. On parle de l’union des corps, comme la phrase extraite : « Your body fits me like a glove » (Ton corps me va comme un gant). On voyage. L’escapisme a lieu dans les tréfonds de la chair, non dans un monde idéal et abstrait. Des groupes féministes aussi, comme TLC et leur chanson Red Light Special (en 1994, Sony – BMG). Elles commandent :
«Don’t go too fast — /Ne va trop vite
Don’t go too slow — /Ne va pas trop lentement
You’ve got to let your body flow (…) — / Laisse couler ton corps…
You might as well be honest’ cause the Body never lies ». [3] — / Il semblerait que tu sois honnête, car le corps ne ment jamais
D’autres, plus sensuels que sexuels, comme le chanteur Joe, qui joue l’avocat des femmes délaissées, notamment avec un titre comme All the things (your Man won’t do) à savoir Toutes les choses (que ton homme ne pourrait faire), sorti en 1997 par Jive Records. Le sens tactile où Joe s’exclame d’une voix aigüe : « Nothing is forbidden when we touch ».[4] (Rien n’est interdit quand on touche).
Généralement, on chante en groupe – accentuant davantage le sens communautariste. Parfois on se moque de la superficialité du système dominant. Le corps, comme arme de réappropriation identitaire jouit d’une sur-visibilité. Car, comme l’écrit le philosophe africain-américain Cornel West : « black sexuality » est un sujet tabou dans l’Amérique blanche, et noire. Elle serait même à la base du racisme.
Le courant opposé, le Gangsta Rap des banlieues pauvres de Los Angeles. Radical, violent, machiste, raciste, homophobe et matérialiste, apparu dans les années 80 sur la Côte Ouest des Etats-Unis, se veut une répulsion face à aux autorités étatiques qui les marginalisaient. Encore plus à l’opposé des deux courants cités: la communauté noire chrétienne, où le corps est péché…
Au tournant du siècle, l’industrie de la musique et le monde noir vont s’allier pour envahir le marché global, avec des artistes Pop/Hip-Hop comme Jay-Z (et sa femme Beyoncé Knowels) et P-Diddy. Aujourd’hui entrepreneurs, ils ont pourtant commencé en bas de l’échelle comme jeunes rappeurs. Ils ont monté les échelons de l’industrie et du showbiz. A présent producteurs, ce sont aussi des faiseurs d’opinion. Tantôt ils façonnent la culture américaine à leurs réalités, tantôt ils reproduisent les schèmes capitalistes du système dominant. Dès lors ils inspirent l’admiration autant que la crainte. A vrai dire, ils n’ont plus de revendications communautaristes comme dans les années nonante. Peut-on parler d’une assimilation ou d’une renégociation de l’ordre établi ?
Sur le continent africain, on retrouve le même phénomène sous d’autres formes. En effet, les grandes villes comme Abidjan, Lagos et Johannesburg mixent des sons locaux en les adaptant pour les rendre plus digestes aux marchés extranationaux. Une mine d’or pour ceux qui ont réussi à percer. Donc il n’est pas rare aujourd’hui de danser une chanson d’artistes africains – comme le groupe ivoirien Magic System ou le duo nigérien P-Squaire dans les boites européennes. Il s’agit ici de remettre en question le phénomène de réappropriation identitaire. Celui-ci est protéiforme. C’est-à-dire qu’il peut emprunter d’autres voies autres que celles de l’épistémologie, de la politique et de l’économie intrinsèques. Vous voyez où je veux en venir : une conquête du monde qui se fait par d’autres moyens que la violence, sans armée ? Est-ce de l’angélisme ? Bref, peut-on dire que la postmodernité de l’Occident c’est le retour de l’Afrique dans l’histoire ? Une chose est sûre : elle empruntera d’autres canaux que ceux communément connus.
L’Afrique aujourd’hui est sensible sur les quatre coins de la planète. Et le XXIème siècle est sans conteste le siècle qui va mettre un terme à cinq cent ans de dualisme. Le XXIème siècle c’est aussi l’explosion démographique sur le continent noir. On ne l’a pas vu venir tant notre esprit reste toujours prisonnier d’une image, celle de l’Afrique cauchemar.
Déjà l’Orient, on le sent déjà : le marché européen se tourne à présent vers l’Asie, nouvelle clientèle. Marx disait que les changements socio-économiques objectifs ne se développaient pas indépendamment de nos sens. Or « l’ouïe occidentale » n’est déjà plus étrangère aux sons du continent noir. Après l’ouïe, vient le toucher, dit-on…
Jean Bigambo