«Je me suis rendue au Zaïre pour rencontrer les gens qui n’existent pas, ou plus exactement, des gens qui n’existaient pas. Ceux-là mêmes que le Gotha des généraux des armées les plus puissantes n’avaient pu repérer avec leurs radars. Des gens qui n’existent pas et qui réexistent maintenant, sortant de la forêt dans un état épouvantable », disait de Emma Bonino, alors commissaire européen en charge de l’aide humanitaire de retour du camp de réfugiés hutu rwandais de Tingi-Tingi à l’est du Zaïre (actuel RDC) en février 1997. Cette visite a ramené au centre de l’attention médiatique le sort de plus de cinq cent milles réfugiés hutu rwandais qui n’existaient plus ! « J’ai l’impression de revenir de l’enfer », avait-elle ajouté.
Pour comprendre comment la situation en est arrivé là, il faut retourner 6 mois en arrière, à l’été 1996. A ce moment là, environ 2 millions de réfugiés hutu rwandais vivaient dans des gigantesques camps près de la frontière avec le Rwanda. Ceux-ci avaient fui leur pays deux ans auparavant suite à la prise du pouvoir par Front Patriotique Rwandais (FPR) au Rwanda après une guerre de quatre ans qui a culminé avec le génocide de 1994.
En aout 1996, formée essentiellement des effectifs des armées régulières du Rwanda et de l’Ouganda et sous le commandement militaire des officiers rwandais, une rébellion s’est constituée à partir de la frontière est de la République Démocratique du Congo (RDC), à l’époque encore appelé Zaïre. C’est l’Alliance des Forces Démocratique pour la Libération du Congo (AFDL), avec à sa tête Laurent Désiré Kabila, père de l’actuel président de la RDC, Joseph Kabila.
L’objectif était de renverser le pouvoir du président Mobutu. Cependant, très rapidement il est clairement apparu que l’une des missions de la rébellion était aussi d’attaquer et de détruire les camps de réfugiés rwandais pour les rapatrier de force. C’est ce qui s’est passé à partir du mois d’octobre 1996. Tous les camps de réfugiés des provinces du Nord Kivu et du Sud Kivu ont été militairement attaqués avec une violence inouïe rapatriant de force les occupants et entrainant des massacres de réfugiés, composés de femmes, d’enfants et d’hommes, sans distinction. A la mi-novembre 1996, les derniers camps de réfugiés avaient été rasés. Les violences des attaques ont entrainé la fuite de plus de cinq cent mille réfugiés dans la foret équatoriale congolaise. C’est à partir de ce moment là qu’ils ont « disparu des radars » et ont été abandonnés à leur sort, à la merci d’une armée qui les pourchassait sans répit pour les massacrer, à l’abri des regards du monde.
Pendant plusieurs mois, la communauté internationale a préféré fermer les yeux sur le sort de ces réfugiés, préférant croire que le problème des réfugiés rwandais était résolu et que tous étaient rentrés chez eux, selon la version officielle. Mais quand près de 2 mois plus tard, certains d’entre eux sont réapparus à Tingi-Tingi pas très loin de la ville de Kisangani, on comprend la déclaration d’Emma Bonino quand elle apprit l’existence de ces réfugiés.
Malgré les tentatives d’oublier définitivement le sort de plus de cinq cent milles personnes, les allégations de massacres systématiques commis sur les réfugiés hutu par les forces rebelles étaient telles qu’en mars 1997 le Haut Commissaire des Droits de l’Homme des Nations Unis a décidé d’envoyer des observateurs sur place dans les régions occupées par les rebelles. La mission fut confiée à l’avocat chilien Roberto Garreton, et les premières observations faites sur place, avec des détails sur les lieux et les dates des exactions faisaient froid dans le dos : il observe des fosses communes remplies de cadavres d’enfants et de femmes. Il note notamment le fait que les personnes tuées étaient souvent ligotées et donc qu’il s’agissait plutôt d’exécutions et non des victimes des combats. Il rapporte des actes de tortures et de traitements dégradants ainsi que d’actes d’entrave à l’action humanitaire.
Il rapporte aussi un climat de crainte de représailles qui prévaut dans la population concernant la communication et le témoignage sur ces massacres. Dans son rapport qui a porté sur la période de mars 1997 il parle de « faits qui se produisent aujourd’hui et continuent de se produire dans l’imputé la plus absolue ». Dans ses recommandations, Roberto Garreton demande l’envoi d’enquêteurs pour enquêter sur « les violations massives du droit à la vie commises à l’est du Zaïre contre les réfugiés et la population locale » et demande que cette commission d’enquête bénéficie de tout l’appui nécessaire.
Mais, après la parution de ce rapport en avril 1997, Monsieur Roberto Garreton fut déclaré personne indésirable sur le sol de la RDC et son rapport oublié. Entre temps l’AFDL de Laurent désiré Kabila avait pris le pouvoir à Kinshasa et le contrôle sur tout le territoire, qui avait été le théâtre de ces massacres. Il fallait tout faire pour étouffer la question du massacre des réfugiés par la rébellion.
Quelques années plus tard, suite à la découverte de trois fosses communes dans l’est de la RDC à la fin 2005, les Nations Unies annoncèrent pour la première fois, dans un rapport au Conseil de Sécurité en juin 2006, leur intention d’envoyer une équipe de spécialistes des droits de l’homme en RDC pour mener une enquête plus approfondie.
En mai 2007, le Secrétaire général des Nations Unies approuva le mandat du ‘Projet Mapping’ dont l’objectif était entre autre de dresser l’inventaire des violations des droits de l’homme les plus graves commises en RDC entre 1993 et 2003. Dans un rapport détaillé de plus de 550 pages, le « Rapport Mapping », paru en septembre 2010, sont décrits les massacres à grande échelle de plus de deux cents milles personnes commis par les troupes de l’armée rwandaise envers les réfugiés hutu. Le caractère systématique et intentionnel est clairement documenté. Le rapport parle de crime pouvant être «qualifiés de génocide ».
Six ans après la parution de ce rapport, tout comme après la parution du rapport Garreton treize ans auparavant, le silence et l’inaction de la communauté internationale prévalut. Ce qui soulève la question suivante : pourquoi vouloir passer sous silence des crimes contre l’humanité d’une telle ampleur et d’une telle gravité?
Le plus inquiétant encore, c’est « ceux qui n’existent pas ». Sur les plus de 500.000 réfugiés qui ont pu fuir les camps de l’est de la RDC en 1996, plus de 200.000 ont été massacrés. Que sont alors devenus les trois cent mille restants ? Vingt ans plus tard, une partie d’entre eux existe bien. Ils survivent toujours dans l’est de la RDC, ignorés du monde et démunis de toute assistance humanitaire.
Pour la première fois, en 2014, le Haut Commissariat des Nations Unis aux Réfugiés (HCR), a effectué un recensement des réfugiés rwandais en RDC et ils ont pu en dénombrer 245.000, dont beaucoup parmi eux n’ont jamais connu le Rwanda. Ils survivent jusqu’à ce jour, notamment aux autres types de massacres dont ils sont le plus souvent la cible, lors des guerres récurrentes par de nébuleuses rébellions qui foisonnent dans cette région depuis 1996.
Au vu de cette tragédie et surtout de ces chiffres, la question ressurgit à nouveau : « Pourquoi ? » Pourquoi cette « volonté » d’ignorer la tragédie qui s’est passée et qui continue toujours actuellement ? Au moment où l’Europe est submergé par le flux de centaines de milliers de réfugiés syriens, et les débats qui s’en suivent, on peut avoir l’impression que le monde a pleinement conscience de la problématique des réfugiés. A l’époque des réseaux sociaux et des smartphones où l’information circule instantanément, où les images du corps du petit Aylan, échoué sur une plage turque, font prendre conscience de l’horreur qui est en train de se jouer, et incitent les décideurs à prendre des initiatives, on peut avoir le sentiment que le monde a changé. Au moment où même le comité olympique accepte, symboliquement, la constitution et la présence, fort médiatisée, aux olympiades de Rio de Janeiro en 2016, des équipes formées de réfugiés, on peut avoir l’impression que tout le monde veut contribuer à redonner espoir aux réfugiés. Enfin, au moment où, lors de la 71ème assemblée générale des Nations Unies est organisée une session spéciale consacrée à la question des réfugiés et où le président Obama lui même appelle les gouvernements du monde entier à plus d’humanité et de solidarité pour redonner espoir aux réfugiés, on peut franchement avoir l’impression qu’à défaut de pouvoir résoudre les guerres qui créent ces réfugiés, les décideurs sont conscients qu’il faut venir en aide aux les victimes innocentes de ces mêmes guerres que sont les civils.
Pour autant, quand on voit le sort réservé aux réfugié rwandais en RDC depuis plus de 20 ans, à savoir l’oubli total et faire comme s’ils n’avaient jamais existé, la même question revient toujours: « Pourquoi ?» ou encore : « Comment est-ce possible ?» La réponse à ces questions serait surement un début à la compréhension et peut être à l’action.
Entretemps, pour qu’ils ne tombent pas totalement dans l’oubli, il est du devoir de chacun de militer pour que ces « disparus » reviennent dans le champ de vision des radars et que ces enfants, ces femmes et ces hommes puissent rêver d’un avenir décent. A savoir que la Plateforme SOS Réfugiés, constituée de quelques associations belgo-rwandaises, organise plusieurs actions de sensibilisation et de collecte de fonds. Et depuis 2015, la participation au Brussels Marathon & Half Marathon chaque premier dimanche du mois d’octobre. Des dizaines de personnes, dont plusieurs rescapés de cette tragédie des massacres en RDC, des très jeunes au moins jeunes parcourent symboliquement des distances, allant de 1 à 42 km, pour rendre visible le sort de ces réfugiés « oubliés ». Une petite action symbolique, loin de l’impact des jeux olympiques mais comme on dit « un voyage de mille lieux commence toujours par un premier pas ».
H. Ishimwe
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