A la suite de l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana, plus d’un millier de Rwandais s’étaient réfugiés à l’École technique officielle de Kigali sous la garde de 92 casques bleus belges. Consécutivement au départ des Casques bleus le 11 avril 1994, survenait l’un des épisodes les plus marquants du génocide perpétré contre les Tutsi. En voici en le récit.
L’Ecole technique officielle Don Bosco (ETO) était un établissement scolaire tenu par les Pères Salésiens situé dans le quartier de Kicukiro au sud-est de Kigali. Avant l’attentat perpétré contre l’avion du président Habyarimana le 6 avril 1994, l’ETO était devenu le camp de base de deux pelotons du régiment para-commando belge de la Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR), une centaine d’hommes en tout, sous le commandement du lieutenant Luc Lemaire. La mission des militaires cantonnés à Don Bosco était de protéger certaines personnes impliquées dans le processus de transition, et d’assurer des patrouilles en coopération avec la gendarmerie locale.
Le 6 avril au soir, l’avion qui transportait le président rwandais Juvénal Habyarimana et son homologue burundais Cyprien Ntaryamira était abattu par un missile au-dessus de l’aéroport de Kigali. Dès ce moment la peur, la stupeur et l’incertitude s’installaient sur le Rwanda. Le pays venait de perdre sa tête, le chaos s’installait à la place.
Le lendemain matin, le 7 avril, plusieurs hommes politiques catalogués comme étant pro-FPR avaient déjà été assassinés par la garde présidentielle, tandis que les troupes du FPR avait lancé un assaut généralisé dès le 6 au soir, neuf mois après les accords de Paix signés à Arusha en août 1993. En parallèle, des commandos mobiles, infiltrés dans Kigali, s’étaient-elles aussi mises en action en ciblant des personnalités politiques ouvertement opposées au FPR. Avec l’attentat contre l’avion de Habyarimana, la braise avait été allumée, l’incendie était lancé et de toutes parts, les forces en présence contribuèrent soit à renforcer l’incendie, soit elles ne purent rien faire pour l’éteindre.
Rapidement, des groupes de personnes se sentant en danger commencèrent à affluer en direction du cantonnement de l’ETO. Parmi eux beaucoup de Tutsi craignant les exactions et tueries caractérisés qui venaient d’être engagés, mais aussi beaucoup de Hutu, dont plusieurs familles d’hommes politiques. Tous ces déplacés pensaient trouvés la protection des Casques bleus. Le lieutenant Lemaire, qui a livré son témoignage à La Libre Belgique en 2006, explique qu’au départ, le commandement ne voulait pas de ces personnes, « non pour ne pas les aider, mais d’une part parce qu’ils allaient poser des problèmes d’efficacité aux militaires dans la réalisation de leur mission, et d’autre part parce que les accueillir risquait de compromettre la neutralité de la MINUAR », explique Luc Lemaire, commandant des para-commandos belges de l’ETO. « Mais nous étions les hôtes des pères responsables de l’école, qui ont, eux, décidé de laisser rentrer les réfugiés ; nous étions un peu piégés.» explique-t-il.
Aline Kabagema, qui a accepté de témoigner pour Jambonews, est tutsie et rescapée du massacre de l’ETO. Elle nous a raconté son calvaire. « Ma famille et moi-même sommes arrivés à l’ETO le 8 avril dans l’après-midi. Je venais de perdre ma meilleure amie et voisine, ainsi que toute sa famille, tuées par des miliciens. Il était devenu un péché d’être Tutsi. Nous étions certains que si nous restions chez nous, nous serions les prochains. Nous cherchions comment nous rendre à l’ETO. Le plus paradoxal dans tout cela, c’est que c’est un ami de mon mari, gendarme et membre actif du MRND, aujourd’hui condamné pour génocide, qui a pris le risque de nous conduire jusqu’à l’ETO ».
Vénuste Nshimiyimana, hutu, qui était l’attaché de presse de la mission de l’ONU est actuellement journaliste pour la BBC et lui aussi avait trouvé refuge à l’Ecole technique officielle de Kicukiro. Dans un entretien accordé au journal Le Vif en 2014, il raconte : « Quand je suis arrivé à l’ETO le 7 avril 1994, nous n’étions encore qu’une trentaine ». Le 11 avril au matin, on dénombrait plus d’un millier de personnes dans l’enceinte de l’école : Des Tutsi, mais aussi des Hutu qui craignaient le chaos, l’insécurité et la cruauté inhumaine qu’avaient instaurés les Interahamwe et tous les truands du pays qui avaient profité du désordre général pour prendre le contrôle, régner en maître et transformer le pays en zone de non-droit.
Speciose, tutsie, les bras balafrés, se souvient de tout : « le 10 avril, après avoir fui à travers Kigali et marché 8 heures durant en essayant d’échapper aux tueurs, je suis arrivée ici car je savais que les Casques bleus s’y trouvaient et que les premiers détachements du Front patriotique rwandais se trouvaient à Rebero… Rien n’était prévu pour nous accueillir et nous étions plusieurs milliers, les gens arrivaient sans cesse, affolés, demandant de l’aide aux soldats blancs. Nous nous sommes installés tant bien que mal, creusé la terre pour aménager des latrines. La clôture était mince, et derrière les arbres, on voyait les miliciens qui s’agitaient. Mais nous faisions confiance à la Mission de l’ONU au Rwanda…» Speciose, qui a témoigné pour le journal Le Soir en 2014, a survécu en se cachant en dessous de cadavres.
Le dernier contingent belge est parti de l’ETO en fin de matinée. La suite fut un déferlement d’horreur. Peu après le départ de celui-ci, le mot est passé au sein des miliciens de la capitale que l’ETO n’était plus sous protection militaire. Des Interahamwe ont alors accouru en ordre dispersé d’un peu partout vers Kicukiro.
Aline nous raconte : « Certains déplacés qui se trouvaient au sein de l’ETO ont pu se sauver en fuyant avant que le gros des Interahamwe ne débarque, d’autres ont choisi de rester en pensant que les gendarmes allaient venir à temps pour assurer la protection de l’ETO, c’est ce que les belges nous avaient dit en partant. Ce fut notre cas. Nous avons dans un premier temps choisis de nous cacher à l’intérieur de l’ETO. ». Mais la majeure partie des personnes qui se trouvaient dans le site de l’ETO n’a jamais été secourue.
Pourtant, un vent d’espoir a dans un premier temps parcouru la foule nous précise Aline : « on disait que les Inkontayi qui se trouvaient dans une autre école non loin allaient venir nous sauver, des rumeurs disaient également qu’une riposte se préparait chez un voisin adjacent à l’ETO et qu’il aurait des armes pour contrecarrer les Interahamwe, d’autres rapportaient qu’il y aurait une cache d’armes des Inkontanyi non loin de là et qu’on pourrait les utiliser ».
Aline nous raconte également le sort de ceux qui ont choisis de quitter l’ETO : «Ils ont emprunté des chemins différents. Un grand groupe a pris la direction de « Sonatubes », un chemin qui devait les mener près du CND où était stationné un bataillon du FPR, mais c’était la mauvaise décision parce qu’ils se sont retrouvés dans une embuscade des Interahamwe. Ils devaient, je pense, être plusieurs centaines. Très peu ont survécu. Ceux qui sont restés dans le camp ont d’abord essuyé des rafales de tirs à l’aveugle. Beaucoup ont péri. Certains ont réussi à s’enfuir dans le chaos. Ce fut mon cas.»
Une partie des personnes qui s’étaient retrouvé à la Sonatubes, l’usine de matériaux de construction de Kicukiro, ont été conduit vers le Mont Nyanza. Ernestine Gasibirege, tutsie, mère de trois enfants et âgée de 39 ans, a livré son temoignage en février 2000 : « Ceux qui avaient des fusils et des grenades ont pris position sur le talus tandis que ceux qui étaient armés de machettes et de gourdins prenaient position en-dessous. Ensemble, ils formaient une ceinture autour de nous. Quelques minutes plus tard, le “travail” a commencé. Ils ont commencé à tirer sur nous et les grenades ne cessaient de pleuvoir. Après avoir épuisé les grenades et les balles, les tueurs ont employé́ les armes blanches pour achever ceux qui n’étaient pas complètement morts. Ils les dépeçaient à la machette, les achevaient au gourdin, à la lance ou avec d’autres armes traditionnelles. Ils ont continué́ jusque tard dans la nuit. »
Boniface Ngulinzira, hutu, Ministre des Affaires étrangères sous Habyarimana et qui avait participé à la négociation des accords d’Arusha s’était également réfugié à l’ETO. Florida Mukeshimana-Ngulinzira, sa veuve, dans une audition au sénat belge datant de février 1997, explique comment son mari s’est retrouvé à l’ETO : « Les Casques bleus belges nous ont appris que le ministre du Travail et des Affaires sociales avait été assassiné. Les massacres avaient commencé. Les Casques bleus nous ont alors évacués, cachés dans des camions, vers un endroit plus sûr qui s’est avéré être l’ETO ».
Boniface Ngulinzira fut assassiné le 11 avril 1994 par des miliciens. Il avait plusieurs fois demandé à être embarqué dans un convoi quittant l’école mais les militaires belges n’ont jamais accédé à sa demande. Florida Mukeshimana-Ngulinzira et d’autres familles de victimes ont depuis introduit une plainte contre l’Etat belge pour crimes de guerre par omission d’agir.
Contrairement au ministre Ngulinzira, Paul Secyugu, hutu et député de l’opposition, avait reçu l’autorisation d’embarquer dans un convoi, mais il avait catégoriquement décliné l’offre, estimant que sa place se trouvait au milieu de ceux qu’il devait représenter au parlement. Il fit évacuer ses 2 fils, mais il paya de sa vie sa décision de rester avec les autres.
Le peuple Rwandais a connu plusieurs tragédies depuis octobre 1990. Le massacre de l’ETO est l’un des drames les plus marquants du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en 1994. Aujourd’hui, la vérité judiciaire sur le massacre de l’ETO se fait elle aussi attendre. Qui est donc responsable de cette tragédie ? Le Colonel Luc Marchal a affirmé lors des auditions du procès contre l’Etat belge : « quand tout autour de vous s’écroule, qu’on ne peut remplir ses obligations, quand les casques bleus ghanéens quittent le Rwanda sous pression du FPR, vous avez le choix entre la peste et le choléra ». Venuste Nshimiyimana assure que : « Le lieutenant Lemaire aurait bien voulu assurer notre protection mais l’état-major belge à Evere l’en a empêché. Le colonel Luc Marchal, qui commandait le secteur Kigali de la MINUAR, voulait également maintenir ses hommes à Kicukiro, mais il n’a pas non plus été suivi par sa hiérarchie. » Mme Mukeshimana-Ngulinzira se pose elle aussi la question : « Depuis le 11 avril 1994, date de l’assassinat de mon mari, je me pose des questions. A-t-il été assassiné parce que les Casques bleus belges ont refusé de l’évacuer alors qu’il était menacé ? Pourquoi avoir abandonné tous ceux qui avaient reçu des menaces ? La Belgique respecte les droits de l’homme et est historiquement liée au Rwanda. Pourquoi donc a-t-elle laissé le peuple rwandais alors même que celui-ci avait besoin de la Belgique ? Son attitude allait influencer la Communauté internationale. La Belgique souhaitait le retour du multipartisme et de la paix au Rwanda. Elle souhaitait que les accords d’Arusha soient mis en application. Pourquoi avoir laissé massacrer ceux qui voulaient la paix ? »
Emmanuel Hakuzwimana
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