Article soumis pour publication par l’auteur
Les échanges très vifs et malheureusement souvent très violents agitent depuis quelques mois la communauté rwandaise et plus particulièrement celle vivant en Belgique. Ceci fait suite à une proposition de loi soumise par un député au parlement fédéral belge visant à réprimer pénalement « la négation, la minimisation et la justification du génocide commis contre les Tutsis au Rwanda en 1994 ». Disons-le d’emblée, une telle loi est absolument nécessaire et souhaitable car un tel crime ne peut être pris à la légère et la mémoire des victimes d’un génocide ne peut être profanée de n’importe quelle manière. Personne ne devrait pouvoir défendre le contraire. Le but de cette démarche est de réfléchir sur les tensions qui subsistent encore entre les différentes parties et leurs raisons, non dans l’objectif de définir ce qu’est le négationnisme mais plutôt pour insister sur ce qui ne l’est pas. Il s’agit de mettre en avant ce qui ne devrait jamais être considéré comme du négationnisme.
En regardant de plus près les différents échanges, l’une des principales constantes est que toute personne qui évoque d’autres massacres de masse, commis contre les Hutus au Rwanda et au Congo, est systématiquement qualifiée de négationniste, révisionniste ou de minimisation du génocide commis contre les Tutsis ! Même si c’est évoqué dans un contexte totalement indépendant du génocide contre les Tutsis. Comme si toute évocation d’autres victimes de la tragédie rwandaise revient systématiquement à renier le génocide des Tutsis. On se demande bien pourquoi. En quoi le fait d’évoquer des atrocités, des crimes de masse, serait-il du négationnisme du génocide contre les Tutsis ? Qui a intérêt à maintenir cet amalgame qui consiste à qualifier de négationniste toute personne évoquant des centaines de milliers de Hutus massacrés par l’armée du FPR ? Qui a intérêt à ce que la lumière ne soit pas faite sur ces crimes ? Qui a intérêt à ce que des enquêtes indépendantes ne soient jamais menées ? Qui a intérêt à ce que les témoignages des victimes ne soient jamais portés à la connaissance de tous ? A priori la réponse à ces questions serait, le présumé auteur de ces crimes.
Et pourtant, la logique et la raison devraient nous faire penser que si rien ne s’est réellement passé, il ne devrait absolument y avoir aucune raison de craindre une quelconque enquête, une quelconque recherche sur ce qui est évoqué pour faire toute la lumière et clore le débat une bonne fois pour toutes. La logique et la raison voudraient que la meilleure manière soit de laisser la libre parole aux gens et les enquêtes se conduire librement. Mais, hélas, nous ne sommes apparemment pas dans un monde de logique et de raison.
La propagande comme arme redoutable de falsification de l’Histoire
Pour un gouvernement responsable de telles atrocités, la seule et unique option pour ne pas répondre est de se maintenir au pouvoir. Dans la perspective de ce gouvernement, ça peut se comprendre. Se maintenir au pouvoir à n’importe quel prix. Au prix d’une propagande très agressive, de falsification des faits, de lavage de cerveaux des plus jeunes, d’intimidation et d’élimination des survivants et de tous les témoins de ces crimes.
Force est de constater qu’après plus de deux décennies, la force de cette propagande et l’ampleur de la désinformation et de la falsification des faits sont telles qu’une très large majorité des victimes de ces crimes est réduite au silence et ne peut pas commémorer la disparition des leurs. Ils ne peuvent pas enterrer les leurs dans la dignité, ni même évoquer leur sort. Tout ceci parce que leurs bourreaux sont toujours là et ont du pouvoir sur eux. Et pire encore, ceux qui arrivent à s’exprimer, sont systématiquement accusés de négation d’un autre crime totalement distinct et dont ils ne sont en aucun cas responsable.
« L’esprit de l’homme est ainsi fait que le mensonge a cent fois plus de prise sur lui que la vérité » disait Erasme de Rotterdam, le grand humaniste hollandais de la Renaissance. Lorsqu’on observe le résultat de cette propagande on peut distinguer quatre catégories de personnes.
La première catégorie comprend essentiellement les criminels directs et leurs complices qui veulent naturellement se défendre pour échapper à leurs crimes en falsifiant les faits, en intimidant ou en éliminant les victimes, les témoins ou toute personne qui veut rétablir les faits.
La deuxième catégorie comprend les gens essentiellement de mauvaise foi. C’est-à-dire ceux qui savent que les faits présentés sont faux mais qui les défendent quand même. Etant souvent victimes eux-mêmes, ils sont souvent aveuglés par une grande haine, une sorte d’esprit de « vengeance » généralisé envers tout le monde qui ne partage pas la même opinion ou qui n’adhère pas à la même idéologie ou simplement qui remet en cause ce qu’ils considèrent comme la vérité absolue. Ce sont ceux-là qui sont très présents et très actifs dans les échanges sur les réseaux sociaux ou dans des conférences. Ils contribuent énormément à la polarisation des débats et des échanges en empêchant toute évocation d’une vérité qui n’est pas la leur. En plus des criminels eux-mêmes, ils sont les plus « inquiétants ». Ce sont de vrais extrémistes.
La troisième catégorie, est constituée de ceux qu’on peut appeler les « victimes » de la propagande. Ils sont simplement dans l’ignorance car ils n’ont jamais eu qu’une seule version des faits. Ils ont souvent fait tout le parcours « d’endoctrinement » formel pour leur présenter une seule version, une seule explication, de tous les évènements. Une sorte de « prêt-à-penser » pour répondre à toutes les questions. Ils sont fondamentalement de bonne foi quand ils disent par exemple qu’il n’y a jamais eu de massacres à grandes échelles envers les réfugiés Hutus au Congo, que seuls les génocidaires étaient poursuivis. C’est simplement parce qu’ils ne savent pas, ils n’ont jamais entendu d’autre version que la version officielle, la propagande officielle. Ils ignorent absolument tout des massacres qui ont été perpétrés contre les Hutus entre 1990 et 1994, en 1994 et entre 1994 et 1999 au Congo et dans le Nord du Rwanda essentiellement. Ils se retrouvent même parfois dans la deuxième catégorie ci-dessus, à la différence qu’eux agissent de bonne foi car victimes d’une terrible ignorance des faits dont ils n’ont eu qu’une version falsifiée.
La quatrième catégorie comprend les victimes réduites au silence. Ceux qui souffrent terriblement en silence. Les survivants qui n’ont pas le droit d’évoquer leurs parents, leurs sœurs, leurs frères, leurs conjoints sauvagement massacrés. Ceux qui ne peuvent pas raconter à leurs enfants pourquoi leurs grands-parents sont morts, pourquoi ils n’ont plus aucun oncle ou tante. Ceux-là qui sont qualifiés de négationniste dès qu’ils évoquent la mémoire des leurs et la manière dont ils sont morts. Le plus malheureux c’est que les plus jeunes de cette catégorie se retrouvent souvent dans la troisième catégorie ci-dessus. Ils se retrouvent dans l’ignorance suite à une propagande bien orchestrée et malheureusement redoutablement efficace.
On peut évidemment ajouter la catégorie de vrais négationnistes, ceux qui commettent ce délit, qui devrait être puni. Mais comme dit plus haut, le but ici n’est pas de parler de ce qui du négationnisme mais plutôt de ce qui ne l’est pas et ne devrait jamais l’être.
Le fait est que la gravité et l’ampleur des crimes commis sont telles qu’il est impossible de réduire tout le monde au silence pour toujours. Il y a de ces crimes d’une échelle telle qu’ils ne peuvent rester cachés. Que ça prenne quelques années ou plusieurs décennies, l’histoire finit toujours par rétablir la vérité.
Pour les extrémistes et activistes défendant le pouvoir actuel du FPR, il ne devrait absolument y avoir aucun espace d’expression pour les victimes hutues des massacres du FPR. Ceci est déjà le cas au Rwanda où toute une batterie de lois réprimant la négation, la minimisation et la justification du génocide sont en vigueur. Ces lois sont en soi une bonne chose, mais en pratique elles sont surtout et avant tout utilisées pour réduire au silence toute voix critique, toutes les victimes des massacres du pouvoir qui pourraient prétendre à commémorer les leurs.
A priori on peut supposer que la Belgique est une forte démocratie où la séparation des pouvoirs est effective et où la justice est réellement indépendante. Donc malgré les imperfections sémantiques qui pourraient éventuellement subsister dans le texte de telles lois, on peut en principe espérer qu’elles ne seront jamais abusées pour réprimer autre chose que le « vrai négationnisme », comme c’est le cas actuellement au Rwanda et comme le voudraient les extrémistes. On peut raisonnablement espérer que personne ne sera jamais condamné pour avoir simplement évoqué le massacre des siens par le FPR.
Ici je parle de « vrai négationnisme » pour faire la différence fondamentale avec ce que le gouvernement du FPR et les extrémistes appellent le négationnisme. En quoi l’évocation des centaines de milliers de réfugiés hutus tués au Congo par l’armée du FPR constitue-t-elle du négationnisme du génocide des Tutsis ? Les témoignages sont là, les enquêtes ont été effectuées, les rapports de l’ONU et surtout les survivants de ces massacres sont encore là.
Ce qui ne devrait jamais être considéré comme du négationnisme
En quoi le fait de parler de centaines de milliers de Hutus massacrés dans les zones contrôlées par le FPR avant et après 1994 serait-il du négationnisme du génocide des Tutsis ? Ici aussi les témoins, les survivants sont là mais ils sont soigneusement et violemment réduits au silence.
En quoi est-ce du négationnisme de commémorer des victimes hutues massacrées par l’armée du FPR ? Ceci est d’autant plus important qu’au Rwanda personne ne peut même évoquer, directement ou indirectement, l’existence de ces victimes.
En quoi est-ce du négationnisme, le fait d’évoquer que Paul Kagame et son armée, bien que se targuant d’avoir arrêté le génocide contre les Tutsis, seraient auteurs et responsables de crimes contre l’humanité et de massacres de masse contre les Hutus ? Massacres qui selon plusieurs éléments et notamment un rapport d’une enquête de l’ONU pourrait être qualifiés de génocide. Sur ce point j’aimerais revenir sur le parcours d’un des plus grands criminels du vingtième siècle : Joseph Staline. Il fut l’un des artisans décisifs de la victoire des Alliés sur le régime nazi. Son armée fut la première à rentrer à Berlin et à acter la défaite totale de l’Allemagne d’Hitler et des horribles crimes dont elle s’est rendue coupable. A ce titre, il était considéré comme un « héros de l’humanité » toute entière. Mais au passage, avant, pendant et après la guerre, Staline s’est rendu coupable des crimes si horribles sur des millions de personnes que son statut de héro victorieux des Nazis ne l’a pas protégé longtemps. A peine une décennie plus tard, ses crimes ont été mis à jour et les innombrables victimes et survivants de ses massacres ont pu faire leur deuil et commémorer les leurs à travers le processus de déstalinisation. Comme dit plus haut, des crimes d’une aussi grande gravité et d’une telle ampleur ne peuvent rester dans l’oubli de l’Histoire. Quel que soit le temps que ça prend, quelle que soit la puissance de ceux qui veulent les faire tomber aux oubliettes.
Evidemment la principale réponse des extrémistes aux questions posées ci-dessus, sera probablement la même que d’habitude : révisionnisme, négationnisme et un peu de tout sauf des arguments de fond ! Et pourtant le plus « simple » et le plus efficace serait d’échanger sur le fond des questions posées et surtout de comprendre que très peu gens nient le génocide perpétré contre les Tutsis au Rwanda. Le fait de poser des questions, de chercher la justice n’est en aucune façon du négationnisme en soi. Le fait de subir la contrainte du silence contribue à maintenir et probablement à amplifier le ressentiment. Parler de ses souffrances, ne devrait en aucun cas provoquer un sentiment d’atténuation ou de minimisation de la souffrance de quelqu’un d’autre. Contraindre toute une population au silence est une stratégie qui ne peut jamais fonctionner pour résoudre un problème.
Le délit d’« avoir conscience » qu’il y a d’autres victimes de massacres
Le cas du jeune auteur et compositeur Kizito Mihigo est particulièrement intéressant. Orphelin et survivant du génocide commis contre les Tutsis, il est très connu pour sa très riche œuvre musicale qui va des chants religieux, des chansons engagées pour la mémoire du génocide contre les Tutsis jusqu’aux chants politiquement engagés. Il a aussi contribué à la composition musicale de l’actuel hymne national. Mais son ultime œuvre, « Igisobanuro cy’urupfu » (l’explication de la mort), juste avant qu’il ne soit réduit définitivement au silence, est très révélatrice et prend une autre dimension surtout venant d’une personnalité comme Kizito Mihigo. Il y explique qu’il n’y a pas de mort « supérieure » à une autre. Il poursuit qu’il est « conscient que le génocide l’a rendu orphelin mais que ça ne doit pas lui faire oublier les autres victimes de crimes qui n’ont pas été appelés génocide » et que toutes « ces victimes sont tout autant des Humains que lui ». Cette chanson a été immédiatement censurée, Mihigo immédiatement arrêté et accusé de complot contre le pays. S’ensuivit alors un procès stalinien et une condamnation à dix ans de réclusion criminelle. Au Rwanda personne ne parle désormais plus de Kizito Mihigo, ses très belles chansons jadis omniprésentes à la radio, à la télévision et dans les églises ont purement et simplement été bannies et la population est contrainte à les écouter en cachette.
Si on fait abstraction de son procès pour complot et haute trahison et qu’on s’en tient seulement à cette chanson qui a été décriée comme offensante pour les victimes, minimisant le génocide et négationniste, on prend la mesure de ce que c’est que d’être négationniste au Rwanda. « Avoir conscience que d’autres personnes ont été victimes de crimes qui n’ont pas été reconnus comme génocide » : c’est ça être négationniste au Rwanda aujourd’hui. Le sort de Mihigo est le minimum réservé à toute voix considérée comme négationniste au Rwanda.
La libération de la parole des victimes oubliées est indispensable
Le chemin est donc encore très long pour arriver à commémorer toutes les victimes sans minimisation de la souffrance des uns ou des autres, sans considérer que certaines victimes sont supérieures à d’autres. Aussi longtemps que les crimes sont nommés correctement, il ne devrait y avoir aucune confusion. Mais pour cela il faut un travail préalable pour établir les faits. Tout le monde devrait avoir droit à commémorer les siens dans la dignité, de la manière dont il le souhaite et aussi longtemps qu’il n’offense personne.
Il est donc temps que toutes les victimes s’expriment, surtout les oubliées, celles encore sous intimidations, celles contraintes au silence pendant trop longtemps. Il est temps que les victimes de la barbarie non encore nommée soient réhabilitées. Qu’elles puissent raconter leurs histoires sans craindre d’être accusées de nier un autre crime dont elles ne sont pas responsables. Il est primordial de chasser l’ignorance dont sont victimes beaucoup de personnes en portant à leur connaissance les faits que certains veulent cacher pour toujours. C’est un travail absolument nécessaire. Il faut ramener ces témoignages à la lumière de l’Histoire pour contrer la puissante propagande consistant à faire croire qu’il n’y a jamais eu de crimes de masses du FPR contre les hutus. Il faut que le fait de parler de ceux-ci soit totalement dissocié du vrai et sérieux délit de négation du génocide contre les Tutsis. C’est un passage indispensable pour espérer un jour voir un Rwanda où tout le monde pourra cohabiter en paix et en toute harmonie.
Jean-Valery Turatsinze
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