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Guerre des mots au Rwanda: Le cas d’Yvonne Idamange

Guerre des mots au Rwanda: Le cas d’Yvonne Idamange

Dans un article récent, nous nous demandions si le FPR avait décidé de se remettre à faire de la Politique?

Il semble maintenant que la question ne se pose même plus. Le FPR n’a en effet plus d’autre choix que d’accepter le débat car la parole se libère et sa monopolisation du débat public devient de plus en plus intenable. Et cette nouvelle forme de contestation de l’ordre établi n’est pas le fait de vieux responsables politiques qui seraient nostalgiques de l’ancien régime. Elle vient de l’intérieur même du système et elle est portée par la génération des 25-45 ans qui se sent prête à prendre les rênes du pays et ne peut plus se contenter de  suivre aveuglement la ligne du parti.

C’est ainsi qu’on a vu apparaitre ces derniers mois plusieurs personnalités qui commentent et analysent l’actualité socio-politique du pays avec un regard plutôt critique, très différent de ce que l’on est habitué à entendre dans les médias publics ou proches du pouvoir. Ces voix critiques se retrouvent en général sur des chaines YouTube basées au Rwanda même, à l’étranger ou sur des radios locales. Conséquence heureuse du développement de l’accès aux nouvelles technologies de l’information au Rwanda, la prolifération de ces chaines YouTube permet aux Rwandais de pouvoir exprimer leurs points de vue sur divers sujets tant sociaux que politiques, de dénoncer les inégalités toujours croissantes ainsi que les injustices quotidiennes.

Le plus intéressant, c’est que contrairement aux opposants habituels accusés d’être des nostalgiques de l’ancien régime, les nouveaux critiques sont des produits du système actuel. Ils ont pour la plupart moins de 45 ans et ont été formés dans le Rwanda post-génocide. Certains sont des enfants des anciens réfugiés qui avaient fui le Rwanda après la révolution de 1959 et qui sont rentrés après la guerre de 1990-1994, d’autres encore sont des rescapés du génocide contre les Tutsis.

En général, les critiques du régime sont systématiquement accusés pêle-mêle d’être des ennemis du pays, des génocidaires, des terroristes, des voleurs, de propager l’idéologie du génocide, de nier ou minimiser le génocide contre les Tutsis.

Bien sûr, cette nouvelle « dissidence » n’y échappe pas. Tom Ndahiro qui se présente comme un chercheur spécialiste du génocide est l’un de ceux qui donnent le ton pour ce genre d’attaque. Il est parmi les défenseurs les plus acharnés du régime sur les réseaux sociaux et c’est lui qui a sonné la charge sur Twitter avec un post dans lequel il accuse les voix critiques les plus populaires du moment  d’être rien de moins que des « Interahamwe ».

« Yvonne Idamange est la nouvelle venue parmi ceux qui propagent les idées des Interahamwe en disant que le génocide est « instrumentalisé ». Elle est comme Aimable Karasira, Umubavu TV, Victoire Umuhoza, Apôtre Mutabazi, Gatanazi et les autres qui viendront si le gouvernement ne sévit pas plus sévèrement contre ceux qui minimisent le génocide et appelent à l’insurrection.« 

Yvonne Idamange est devenue en l’espace de deux semaines la nouvelle bête noire du régime. Ses vidéos, dans lesquelles elle accuse le gouvernement d’instrumentaliser le génocide, de népotisme et de corruption, ont causé un certain émoi dans la communauté rwandaise. Saluée par l’opposition pour avoir osé parler publiquement, elle est vilipendée par les pro-régime. La Commission Nationale de Lutte contre le Génocide (CNLG), les associations des rescapés et autres supporters du régime se sont levés comme un seul homme pour l’accuser de minimiser le génocide, certains allant même jusqu’à l’accuser d’être une « fausse » rescapée, pour dire qu’elle ne serait pas vraiment tutsie.

Voici la première vidéo que Mme Idamange a publiée le 31 janvier  2021 et qui a mis le feu aux poudres. Il s’agit d’une traduction libre réalisée par le site Jambonews.net

Mais loin de l’intimider, ces accusations ont poussé Madame Idamange à aller plus loin dans sa critique. Dans sa dernière vidéo publiée le 15 février, elle a lancé un véritable pavé dans la mare:

Elle accuse le gouvernement d’instrumentaliser la mémoire et les corps des victimes du génocide contre les Tutsis à des fins politiques et économiques. Elle pointe du doigt le manque de soutien moral aux jeunes rescapés, ainsi que l’aide financière qui reste insuffisante alors que les fonds déstinés aux réscapés seraient détournés pour assurer un train de vie luxueux des dignitaires du régime.

Elle se montre aussi critique de la gestion des mémoriaux dans lesquels les restes des victimes sont exposés. Pour Madame Idamange, l’horreur du génocide aurait pu être montrée sans nécessairement exposer les cops des victimes, mais par exemple en exposant les outils utilisés lors du génocide ou les photos des victimes accompagnées de textes  explicatifs comme cela se fait par exemple dans les mémoriaux de la Shoah.

Elle accuse le régime d’être responsable d’une longue série de disparitions forcées, d’assassinats et de décès suspects survenus ces dernières années sans qu’aucune enquête n’ait jamais permis de retrouver ni les disparus ni les coupables.

Elle accuse  le gouvernement d’avoir essayé de la faire taire en lui envoyant Bamporiki Edouard, le Secrétaire d’État en charge de la Culture, qui est allé chez elle pour tenter « d’acheter » son silence. Il l’aurait ensuite ménacée de mort lorsqu’elle a réfusé son offre. Fait surprenant, le Secrétaire d’État a lui-même confirmé cette visite, qu’il justifie en expliquant être allé voir Mme Idamange en tant qu’avocat et ami de la famille pour « lui rappeler les crimes et les peines qu’ils entraînent selon la loi ».

Pour couronner le tout, elle est revenue à la charge sur l’absence de leadership au sommet de l’État. Elle lance un appel à la population pour sortir dans la rue dès le lendemain et marcher pacifiquement, munis de leurs bibles,  jusqu’aux locaux de la Présidence de la République pour exiger que soit mis fin à la mascarade qui « consiste à cacher la mort du président Kagame, afin que le pays ne soit plus gouverné par un cadavre ».

Dès  la publication de cette vidéo explosive, des rumeurs sur le sort de Mme Idamange ont commencé à circuler. Par un communiqué de presse affirmant qu’elle présenterait des signes de folie, la Police Rwandaise, habituée à se substituer aux médecins psychiatres, a annoncé son arrestation en fin de journée.

Son arrestation a été dénoncée par l’opposition rwandaise comme une nouvelle attaque à la liberté d’expression par le régime de Kigali et des manifestations de soutien à Madame Idamange ont été organisées devant les ambassades du Rwanda dans différentes villes d’Europe comme à Bruxelles, Paris, Lyon, la Haye ou Gèneve.

Le 22 février 2021, le Rwanda Investigation Bureau, la police judiciaire rwandaise, a annoncé avoir fini son enquête et transferé le dossier de Mme Idamange au parquet. Elle est poursuivie pour plusieurs chefs d’accusation dont: Incitation de la population au soulèvement ou aux troubles, Coups ou blessures volontaires, Publication de rumeurs, Démolition, endommagement ou profanation d’un site mémorial ou d’un lieu d’inhumation des victimes du génocide.

L’affaire Idamange a touché le public d’autant plus fortement qu’elle est survenue quelque jours avant le premier anniversaire de la mort du chanteur populaire Kizito Mihigo. Celle-ci avait été annoncée le 17 février 2020 par la police alors quil était en garde à vue. Elle a provoqué une vague d’émotions sans précédent au sein de la communauté rwandaise.

Ces vingt dernières années, le régime du FPR avait réussi à étouffer tout débat politique au Rwanda. Sous prétexte d’empêcher la résurgence de « l’idéologie du génocide », toute critique ou simple avis divergeant de la ligne du parti étaient sévèrement réprimés. Le citoyen n’avait aucun moyen pour exprimer son avis ou ses critiques sur la conduite des affaires du pays.

Mais le vent semble avoir tourné. La génération des 25-45 ans, plus décomplexée par rapport au passé,  ne supporte plus cette chape de plomb qui a longtemps étouffé le pays. La contestation qui se faisait jusque là de façon anonyme par des appels téléphoniques dans des émissions sur les stations de radio locales ou en commentaires sur les articles des journaux en ligne, se présente maintenant à visage découvert, de plus en plus précise et ciblée.

Il y a peu, une telle attaque venant de Tom Ndahiro aurait suffi pour faire taire n’importe quelle critique, mais aujourd’hui ce genre d’attaques extravagantes sont tournées en dérision ou valent à leur auteur d’être lui-même accusé de vouloir diviser les Rwandais.

Ce qui est le plus caractéristique de ces nouveaux « dissidents » est qu’ils viennent pour la plupart de milieux qui étaient normalement sensés être inconditionnellement acquis au FPR.

Aimable Karasira est un rescapé du génocide contre les Tutsis « de l’intérieur » comme il aime à le préciser. Ancien professeur à l’Université Nationale du Rwanda, il a été licencié de son poste pour ses prises de position très critiques.

Umubavu TV est la chaine YouTube du média en ligne umubavu.com. Elle est parmi les premiers médias basés au Rwanda à avoir donné la parole aux opposants intérieurs comme Victoire Ingabire ou Bernard Ntaganda. Elle est aussi connue pour donner la parole aux simples citoyens pour dénoncer les injustices dont ils sont victimes comme l’a montré leur couverture de l’affaire des expropriés de Kangondo.

Victoire Umuhoza est la présidente du parti DALFA-Umurinzi, emprisonnée pendant huit ans après avoir cherché à se porter candidate à l’élection présidentielle de 2010. Elle est regulièrement la cible des attaques de Tom Ndahiro qui l’accuse de négationnisme et de terrorisme.

Mutabazi Kabarira est un pasteur évangélique qui dirige une église appelée Wisdom City-Kingdom Diplomats dont l’enseignement se rapproche de la théologie de la prospérité. « L’Apôtre » Mutabazi se présente par ailleurs comme conférencier, consultant en leadership, entrepreneur et auteur qui écrit des livres sur le christianisme, le développement personnel, le leadership, l’économie et la politique.

Son style décomplexé et mordant, ses analyses et ses commentaires pointus sur la gestion politique du pays et récemment sa critique acerbe des mesures contre le COVID-19, notamment lors du dernier confinement de janvier 2021 lui ont valu une popularité croissante dans les médias alternatifs Rwandais.

Gatanazi Etienne est un journaliste indépendant qui a commencé sa carrière à la télévision nationale. Il a ensuite travaillé comme correspondant pour plusieurs medias étrangers comme la chaine internationale chinoise CGTN ou la radio internationale allemande Deutsche Welle.

En février 2020, il a lancé Real Talk Channel, une chaîne YouTube dont l’ambition est de devenir l’endroit où l’on débat de la vie politique du pays en donnant la parole à tout le spectre politique rwandais. En invitant des politiciens et des commentateurs politiques de tous bords, Etienne Gatanazi s’est attiré les foudres des inconditionnels du FPR, qui n’ont pas l’habitude d’entendre des voix dissonantes. Alors lorsque Tom Ndahiro l’attaque pour « négationnisme », il répond par une boutade en le remerciant de lui faire de la publicité, mais rappelle tout de même que sa propre famille restée au pays a été touchée par ce même génocide qu’on l’accuse aujourd’hui de minimiser ou de nier.

À force d’être utilisées à tort et travers, les accusations de minimisation ou de négation du génocide n’impressionnent plus  grand-monde. Maintenant c’est Tom Ndahiro et la CNLG qui se retrouvent accusés de divisionnisme, voire tournés en ridicule.

D’ailleurs, plusieurs rescapés du génocide ont affiché leur soutien à Yvonne Idamange et demandent au régime d’arrêter de les mettre en avant chaque fois que ses manquements ou sa gestion politique sont critiqués.

Mais ce qui ressort de cet épisode, c’est qu’au-delà du cas Idamange, le régime qui de toute apparence a la maîtrise totale du pays, est totalement démuni dès que le citoyen se met à parler.

Si une simple femme au foyer, mère de quatre enfants, seule avec sa Bible peut créer un tel émoi dans le pays tout simplement parce qu’elle a pris la parole pour dire ce qu’elle a sur le cœur, alors à ceux qui se demandent quoi faire pour apporter un changement au Rwanda, le message est clair et simple: Osez, prenez la parole et exprimez- vous!

Luc Rugamba
Jambonews.net

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